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Les États généraux du film documentaire 2019 « Comment vis-tu ? » Le cinéma en actes d’Edgar Morin

« Comment vis-tu ? » Le cinéma en actes d’Edgar Morin


États généraux : On connaît Edgar Morin pour ses engagements passés, en tant que résistant aux nazis ou opposant actif aux guerres coloniales, ou encore pour ses prises de position plus contemporaines en faveur de l’écologie politique aux côtés de Stéphane Hessel ou des militants d’Amérique du Sud ; on connaît aussi Edgar Morin en tant que théoricien du concept de « pensée complexe », et en tant qu’auteur d’écrits philosophiques et sociologiques, dont on retient, parmi une œuvre prolifique aux multiples aspérités, les six tomes de La Méthode, La Voie, Le Paradigme perdu. La Nature humaine et L’Homme et la Mort ; mais on connaît moins Edgar Morin et sa pensée sur le cinéma, sauf peut-être quand on mentionne l’essai Le Cinéma ou l’Homme imaginaire, paru en 1956, et le film dont on pense généralement qu’il est l’œuvre de Jean Rouch et moins la sienne, l’unique film qu’Edgar Morin signe en tant que coréalisateur : Chronique d’un été. Alors comment va-t-on s’approcher de cette pensée sur le cinéma, ici à Lussas ?
Monique Peyrière : Il y a d’abord une envie de sauter le pas de 1968 vers ce qui lui est antérieur, une curiosité pour les textes qui interrogent avec vivacité le rôle imparti au cinéma dans les sociétés d’après-guerre, quand le cinéma se pense au regard et en écart des séquelles de la propagande des régimes totalitaires. La parution, en 2018, de l’ouvrage Le Cinéma, un art de la complexité [1], recueil d’articles sur le cinéma qu’Edgar Morin écrit dans les revues des années cinquante, donne ainsi l’opportunité d’interroger le bien-fondé de cette démarche. En effet, en complément de ses ouvrages que l’on connaît par ailleurs, celui de 1956 et les suivants, Les Stars et L’Esprit du temps, le militant politique Edgar Morin, dans ces articles, prend le temps d’élaborer une socio-anthropologie du cinéma en toute reliance, tant avec les préoccupations d’universitaires investis au sein de l’Institut de filmologie, qu’avec les professionnels du cinéma, en particulier ceux de la Nouvelle Vague. S’il est, de même que Jean Rouch, un chercheur du CNRS, il n’en devient pas moins critique de cinéma qui tient rubrique régulière dans une revue, La Nef. Cette porosité au sein d’un engagement en faveur d’une double émancipation, politique et cinématographique, m’intéresse.
États généraux : Quel lien peut-on faire entre cette période de l’après-guerre et celle que nous traversons aujourd’hui, troublée de nouvelles violences ?
Monique Peyrière : L’idée est de chercher dans les interstices de ces textes, de ces images et de ces sons d’avant, proches du fracas, du chaos et de l’effroi que produisent les guerres, ce qui fut alors documenté, puis oublié et nous parle, à nouveau, dans nos temps fracturés. D’où l’envie de reprendre ce film qui fait date dans l’histoire du cinéma et n’en reste pas moins sans cesse réapproprié, jusqu’à aujourd’hui : Chronique d’un été. Avec Érik Bullot, artiste, théoricien et cinéaste, auteur en particulier de Le Film et son double. Boniment, ventriloquie, performativité [2], il nous a semblé pertinent de redistribuer notre « savoir » sur ce film à partir de ses doubles.
Érik Bullot : Il est en effet curieux d’observer combien le film mythique d’Edgar Morin et Jean Rouch, Chronique d’un été, aura donné lieu à une série de doubles. Citons, sans exhaustivité, l’ouvrage, Chronique d’un été, publié en 1962, qui propose la retranscription de scènes et dialogues du film, parfois inédits ; la série des vingt-cinq émissions de radio sur France Culture en 1991 ; le film de Florence Dauman, Un été + 50 en 2011 ; celui d’Hernán Rivera Mejía, À propos d’un été en 2012 ; le livre récent de Frédérique Berthet, La Voix manquante, sur l’expérience de Marceline Loridan, jusqu’à l’expérience menée par François Bucher consistant à reprendre le matériau du film et à l’ordonner de façon chronologique, en suivant le texte écrit par Morin, « Chronique d’un film », qui relate le tournage et sa propre insatisfaction sur le devenir du film. Le film ne cesse d’essaimer, de se disséminer, de produire d’autres films, d’autres livres, de nouvelles paroles. Chronique d’un été n’est pas seulement un film inscrit dans l’histoire du cinéma, c’est une série de doubles qui trouble la définition même d’un film en confondant le tournage, l’expérience et le performatif.
États généraux : Ce film est souvent présenté comme emblématique du cinéma-vérité…
Monique Peyrière : Ce concept n’a pas ma préférence, sauf à tenter de le revisiter. Reprenons d’abord l’enquête en s’aidant du « Comment vis-tu ? » qui inaugure le tournage de Chronique d’un été et en propose certains enjeux : la mise en tension entre vie quotidienne et vie filmée, entre l’individu et le collectif, entre le politique et le cinéma. En paraphrasant Edgar Morin, on peut dire de ce film qu’il concerne le vif du sujet et met le sujet à vif. Ces mêmes tensions courent tout au long du film tourné en 1974 par un collectif d’artistes marocains et réalisé par Mostafa Derkaoui, De quelques événements sans signification, qui sera présenté dans la soirée, en regard à Chronique d’un été. L’occasion, avec Léa Morin, qui a présidé à la restauration de ce film longtemps porté disparu et rendu invisible par la censure politique, d’aller chercher les mouvements réflexifs qui inscrivent ces films dans nos préoccupations contemporaines.
Érik Bullot : Je remarque que de nombreux artistes et cinéastes aujourd’hui inquiètent les puissances du film à travers la découverte des rushes, les films inachevés, les projets non réalisés, comme une sorte de réserve pour une métahistoire du cinéma. Il s’agit alors de développer les puissances du film ou, selon la formule de Hollis Frampton, de réaliser les films manquants de l’histoire du cinéma. À cet égard, Chronique d’un été et la série des films qui en sont l’écho parfois lointain répondent à la promesse d’un cinéma potentiel, autoréflexif, dialectique, qui fut l’un des enjeux, souvent occulté, du cinéma-vérité.

1. Edgar Morin, Le Cinéma, un art de la complexité, Articles et inédits, 1952-1962, Monique Peyrière et Chiara Simonigh (dir.), Paris, Nouveau Monde éditions, 2018.
2. Érik Bullot, Le Film et son double. Boniment, ventriloquie, performativité, Genève, Mamco, 2017.


Avec Monique Peyrière et Érik Bullot, et la participation de Léa Morin.