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Les États généraux du film documentaire 2022 Histoire de doc : Révolution à Cuba

Histoire de doc : Révolution à Cuba


à Jean-Louis Comolli



I caught the sudden look of some dead master

Whom I had known, forgotten, half recalled

T. S. Eliot, Four Quartets. Little Gidding, 1942



L'histoire de l'âge d'or du cinéma documentaire cubain [1] (de la Révolution de 1959 au durcissement du castrisme au début des années soixante-dix) est encore trop peu connue et mérite une première exploration historico-critique [2]. C'est la Révolution qui a introduit le cinéma moderne sur l'île. Il n'y avait pas de véritable tradition cinématographique à Cuba et les jeunes cinéastes révolutionnaires étaient donc prêts à absorber les expériences les plus significatives de l'après-guerre. L'éthique du néoréalisme italien (Esta tierra nuestra, 1959, de Tomás Gutiérrez Alea), le formalisme baroque du cinéma soviétique (Historia de un ballet, 1962, de José Massip), l'esprit contestataire du Free Cinema anglais (Gente en la playa, 1960, de Néstor Almendros et P.M., 1961, de Alberto Cabrera Infante et Orlando Jiménez Leal), l'expérimentation formelle de la Nouvelle Vague française (Guantánamo, 1967, de José Massip) l'anticolonialisme tropical du Cinema Novo brésilien (Simparelé, 1974, de Humberto Solás), le mélange documentaire/fiction de la Nová vlna tchèque (Hombres del cañaveral, 1965, de Pastor Vega), la réflexion sur l'histoire et la mémoire du nouveau cinéma hongrois (Hombres de Mal Tiempo, 1968, de Alejandro Saderman), la réflexivité du cinéma direct (Por primera vez, 1967, de Octavio Cortázar) sont autant d'influences qui ont été immédiatement assimilées avec un regard critique, au point de constituer un répertoire d'images et de motifs devenus proprement cubains[3]. Les films documentaires jouent un rôle central dans la Révolution. Dès son arrivée au pouvoir, le gouvernement crée un institut cinématographique public, l'Instituto Cubano del Arte e Industria Cinematográficos (ICAIC). Parmi les fondateurs se trouvaient des jeunes intellectuels et cinéastes, membres de l'association culturelle Nuestro Tiempo, qui avaient réalisé collectivement El Mégano (1955) sous la dictature de Batista : Alfredo Guevara, Julio García Espinosa, Tomás Gutiérrez Alea et José Massip, parmi les plus grands noms à venir du cinéma cubain.

Pendant au moins quinze ans, Castro a voulu qu'à l'ICAIC soient réalisés des films artistiques et d'auteurs et non pas de la pure et simple propagande d'État. C'est de cette décision qu'est né le cinéma cubain moderne, bien que les célèbres paroles de Castro, à propos de la censure d'un film définissant l'espace et les limites dans lesquels la politique culturelle se développera, ne doivent jamais être oubliées : « Dans la Révolution, tout ; contre la Révolution, rien. »

Il est important de définir les limites techniques du documentaire cubain afin de comprendre ses innovations et son développement formel. Au début des années 1960, les caméras synchronisées en 16mm ont fait leur apparition dans le monde capitaliste, entraînant la révolution du cinéma direct, ce qui ne s’est pas produit à Cuba car l'embargo américain obligeait les cinéastes à toujours travailler avec des vieilles et lourdes caméras en 35mm. C'est précisément à partir de cette limite que les cinéastes de l'île ont appris à réinventer et à théoriser le documentaire comme un cinéma « imparfait » [4], le seul adapté à une nation sous-développée et en lutte contre l'empire américain [5]. Les documentaristes cubains revendiquent l'imperfection technique contre le modèle industriel hollywoodien et l'esthétisme européen, et vantent l'imperfection esthétique comme le rejet d'une forme considérée fermée, finie et morte. Suivant ce même chemin, Santiago Álvarez [6] a réussi, avec les quelques moyens dont il disposait, à fabriquer une nouvelle esthétique pour les actualités télévisées dont il était responsable, le Noticiero revolucionario. Sa démarche cinématographique se situe quelque part entre le collage du pop art et l'avant-garde politique d'héritage soviétique [7]. Álvarez réutilise et s'approprie tout ce qu'il a sous la main, images fixes et rushes, magazines d'actualité et animations, photographies et cartons, les réintégrant dans une sorte de super-montage à la Dziga Vertov mais assaisonné à la sauce, à l'ambiance et à la musique des Caraïbes. « On reconnaît ici la nécessité d’inventer une forme nouvelle et spécifique de montage, qui permet de rendre ce que l’image analogique et mimétique seule ne peut exprimer, un processus formel qui dépasse le cadre de la représentation, ou tout du moins qui l’élargit. » [8] Avec lui, le documentaire cubain ne se cache plus de l'ennemi yankee et du monde capitaliste : dorénavant les documentaristes cubains viseront toujours à démasquer les dynamiques à l'œuvre dans la société contemporaine en pratiquant un cinéma de questions, immergé dans la vie, dans la transformation des processus de production et de distribution. C'est un cinéma du réel qui assume sur le plan formel la nécessité d'expliciter son propre point de vue sur la réalité – au risque de tomber dans la propagande – démasquant le manichéisme hypocrite et bourgeois de la séparation entre art intéressé et art désintéressé, et allant jusqu'à renouveler les points forts avant-gardistes des années vingt avec des formes et des motifs tout à fait contemporains.

Le Noticiero est devenu une véritable école pour toute une génération de jeunes cinéastes qui ont appris à réaliser leurs films sans argent, sans moyens, rapidement, en expérimentant de nouvelles formes de montage, souvent très rythmique et jouissif (la musique est omniprésente), mais aussi idéologiquement cohérent car il vise un objectif éducatif et formateur. On pratique l'hybridation des formes, le métissage des esthétiques, l'expérimentation des genres, souvent associés à des tonalités humoristiques, pamphlétaires ou essayistes.

Parmi les grands documentaristes nés de l'ICAIC, on ne peut oublier Nicolás Guillén Landrián et Sara Gómez. Guillén Landrián représente un contrepoint à Santiago Álvarez [9] : contrairement à lui, qui a toujours eu des solides certitudes révolutionnaires, il avait une attitude interrogative et provocatrice vis-à-vis de la réalité et de ses contradictions. Il a toujours essayé de transgresser, dynamiter et démolir toute idée préconçue sur le cinéma. Guillén Landrián avait une inclination exacerbée à la saturation du sens et à l'explosion des sens, obtenues par une polyphonie d'éléments hétérogènes montés dans un rythme effréné. Ses films sont construits sur une démultiplication de stimuli perceptifs, chaotiques et dispersés, comme si le réalisateur vivait dans une sorte de position délirante qui lui permettrait de regarder le monde depuis d'innombrables points de vue et d'écoute. Son œuvre est marquée par l'impossibilité de boucler un discours, de choisir un seul axe de pensée et d'avoir une quelconque garantie de vérité documentaire. La forme chaotique de ses films s'avère être le seul outil possible d'investigation de notre réalité éclatée, le seul révélateur du champ de forces hétérogènes actives dans le réel de la guerre froide. Nicolás Guillén Ladrián s'invente ainsi un modèle filmique bâti sur une nébuleuse d'associations et de citations, composés de fragments de sens qui ne peuvent pas se regrouper paisiblement ni s'accorder harmoniquement au sein d'un modèle gnoséologique rassurant et cohérent de réalité.

Sara Gómez était issue de l'intelligentsia noire de Cuba et on la considère aujourd'hui comme la première cinéaste féministe de l'île [10], ayant toujours défié le machisme cubain post-révolutionnaire sous toutes ses formes. Ses films sur les jeunes, les femmes, les afro-descendants et leurs cultures sont des portraits postcoloniaux d'une grande lucidité et fermeté morale et politique. Partisane du documentaire de parole, elle a choisi une autre voie que celle d'Álvarez et Guillén Landrián, greffant des éléments du cinéma anthropologique et de recherche culturelle aux enquêtes sociologiques du cinéma direct. Et pourtant, Gómez a refusé toute obligation de neutralité et d'objectivité, son point de vue est déclaré et exposé à l'image. Intervieweuse, elle apparaît dans ses films aux côtés de ses interlocuteurs, témoignant d'un besoin intime de vérifier dans le dialogue leur bienveillance et leur franchise. Au montage, Gómez évite la belle forme et en donnant à ses films un savant déséquilibre et un manque de style recherché, elle trouve sa signature d'autrice et gagne le respect du le milieu très masculin de l'ICAIC. Sarita a été la première cinéaste à se raconter devant la caméra, revendiquant sa propre vision subjective et son corps, sa mémoire et sa pensée, incarnant ainsi un urgent besoin de décolonisation à la fois politique, idéologique et identitaire, pour briser définitivement les liens de la société cubaine avec les valeurs de la tradition.

Le documentaire cubain a été pendant longtemps une véritable école d'émancipation à plusieurs niveaux : émancipation du peuple cubain des chaînes matérielles et imaginaires de la société pré-révolutionnaire, émancipation de la production des pièges et de la rigidité du système industriel, émancipation des cinéastes des obligations de la propagande. Et aujourd'hui les films de ce court hommage sont pour nous un acte d'émancipation du cinéma documentaire de l'idéologie du « tout visible et tout filmable » et du mythe de « l'objectivité » qui s'impose partout. Car les documentaristes cubains nous rappellent que le monde n'est pas transparent, et que les images cinématographiques ne le sont pas non plus, démasquant ainsi la fausse impartialité du capital et de l'impérialisme, indiquant comme seul acte possible celui d'une interrogation radicale du réel à travers un geste filmique conscient de son propre artifice, à travers un regard complice qui refuse la séparation entre qui regarde et qui est regardé [11]. La vérité revendiquée par les formes « objectives » n'est qu'illusion et tromperie, le vertige ultime du monde dans son devenir spectacle [12].



Federico Rossin


[1] Michael Chanan, Cuban Cinema, Minneapolis, Minnesota University Press, 2004.
[2] Paulo Antonio Paranagua (dir.), Le Cinéma cubain, Paris, Editions du Centre Georges Pompidou, 1990.
[3] Julie Amiot-Guillouet et Nancy Berthier, Cuba. Cinéma et révolution, Lyon, Le Grimh-LCE-Grimia, 2006.
[4] Julio García Espinosa, Por un cine imperfecto, Hablemos de cine. nº 55/56, Lima, set/dec, 1970. pp. 37-42.
[5] AA. VV., Teorie e pratiche del cinema cubano, Venezia, Marsilio, 1981.
[6] Amir Labaki, O olho da revolução. O cinema-urgente de Santiago Alvarez, São Paulo, Iluminuras, 1994.
[7] Ignacio del Valle Dávila, Créer deux, trois... de nombreux collages, voilà le mot d’ordre. Le collage dans le documentaire latino-américain de décolonisation culturelle, p. 42-55, in Cinéma d'Amérique Latine n° 21. Cinéma et politique, Saint-Dizier, Francis, 2013.
[8] Vincent Deville, Les formes du montage dans le cinéma d’avant-garde, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 146.
[9] Julio Ramos et Dylon Robbins (dir.), Guillén Landrián o el desconcierto fílmico, Leiden, Almenara, 2019.
[10] Susan Lord et María Caridad Cumaná (dir.), The Cinema of Sara Gómez. Reframing Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 2021.
[11] Sur tout ça voir Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Lagrasse, Verdier, 2004.
[12] Sur tout ça voir Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Lagrasse, Verdier, 2009.


Séances animées par Federico Rossin.
En partenariat avec l'ICAIC et l'Ina.