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Les États généraux du film documentaire 2019 Fragment d’une œuvre : Robert E. Fulton

Fragment d’une œuvre : Robert E. Fulton


Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventée par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive. Combien existe-t-il de couleurs pour l’œil d’un bébé à quatre pattes sur la pelouse et qui ne connaît rien du concept de « Vert » ? Combien d’arcs-en-ciel la lumière peut-elle créer pour un œil non « éduqué » ? Quelle perception des ondes thermiques cet œil peut-il avoir ? Imaginons un monde vivant, peuplé de toutes sortes d’objets incompréhensibles, tremblant dans d’inexplicables et interminables variations de mouvements et de couleurs. Imaginons le monde d’avant « Au commencement était le verbe ».
Stan Brakhage, Métaphores et Vision (trad. Pierre Camus)

Corréler ce que l’on voit avec ce que l’on fait de ses mains. Réfléchir à ce qui est important et à ce qui ne l’est pas. Se laisser porter par le mouvement de l’univers plutôt que de s’y opposer. Par tous les mouvements naturels. On ne peut pas parler de début car tout est circulaire, mais tout cela est interdépendant. Rien ne commence sans cela.
Robert E. Fulton, Reality’s Invisible

L’œuvre de Robert Fulton reste un trésor caché. Son nom ne figure ni dans les histoires du cinéma expérimental, ni dans celles du cinéma documentaire. Pourtant, ses films sont des preuves éblouissantes qu’il existe un passage – secret – entre les gestes de fabrication du cinéma documentaire et du cinéma expérimental. Robert Edison Fulton III (1939-2002 – l’arrière-petit-fils de l’inventeur du bateau à vapeur) était un cinéaste américain, aviateur depuis son enfance (il apprit à piloter à l’âge de dix ans), musicien de jazz expérimental (saxophoniste ténor), qui voyagea à travers le monde avec sa caméra Bolex. Il mourut à bord de son propre avion, qui s’écrasa lors d’une tempête près de Scranton, en Pennsylvanie. Il était également reconnu pour ses photographies prenant pour sujet la nature ou relevant d’une approche ethnographique. Il a réalisé plus de cinquante films et travaillé sur des longs métrages grand public, des clips vidéo et des documentaires sur la nature. À partir des années soixante, il est l’un des opérateurs de prises de vues aériennes modernes les plus habiles qui soient. Il réalise et tourne ses propres films, jusque dans des zones et des conditions de vol extrêmes. Il développe un dispositif combinant un avion léger (un Cessna 180) et une caméra Arriflex 35 mm maniée par le pilote. Il disait toujours qu’il n’y voyait pas de différence avec l’utilisation d’une caméra au sol. Alors que Werner Herzog le prend pour personnage d’un film, il manque d’être englouti dans un volcan équatorien avec son avion : il filme alors ce qui sera la dernière séquence de sa vie. Au cours des années soixante, il étudie le cinéma et les arts visuels à l’Université de Harvard et commence à travailler comme chef opérateur avec Robert Gardner, l’un des maîtres du cinéma ethnographique, qui fut son mentor et ami tout au long de sa vie. Durant les années soixante, Harvard est un haut-lieu de la contre-culture et Robert Fulton y trouve à la fois l’inspiration pour sa carrière d’artiste et une croyance religieuse profonde : il devient bouddhiste. Nombre de ses films reflétent une vision bouddhiste de l’existence, notamment une conscience profonde du vide et une vision de la vie comme mouvement éternel et circulaire. Ses films sinueux, sophistiqués et labyrinthiques sont emplis d’une poésie métaphysique saisissante abordant la vie sur terre, vue comme une partie infime d’une structure cosmologique plus vaste. Avec sa caméra en mouvement perpétuel, « semi dansante et semi athlétique » (Scott MacDonald), Fulton était un acrobate de l’esthétique et un rebelle du visuel, qui ne cessait de mêler des milliers d’images et une profusion d’idées afin de créer des surimpressions grandioses exprimant un lyrisme mystique profondément personnel. Dans ses films, il réorganise le réel en adoptant une approche radicalement non linéaire : chaque film prend la forme d’un torrent de sons et d’images défilant à une vitesse vertigineuse. Pour rendre compte de la polyphonie du monde – que ce soit à l’Université de Harvard, au Tibet, en Afrique, dans les Andes, ou autre – Robert Fulton adopte des angles obliques et inattendus, des mouvements de caméra rapides (inspirés à la fois de la fluidité du tai chi et des rythmes saccadés du free jazz), des surimpressions dynamiques réalisées directement à la prise de vues ou bien à la tireuse optique, des refilmages et des flickers sophistiqués, des manipulations de la vitesse et techniques d’animation (en prises de vues réelles, par grattage ou peinture sur pellicule, ou encore avec du papier découpé). Il utilise également l’enregistrement de son synchrone et diverses techniques de cinéma direct avec caméra légère. Le visible et l’invisible s’unissent en un feu d’artifice magistral, euphorisant : un kaléidoscope cinématographique pur et joyeux. Thomas W. Cooper décrit les prises de vues du cinéaste comme « pleines de plans subjectifs en mouvement filmés à des hauteurs et des angles irréguliers tandis que Fulton emportait la caméra dans des courses, marches rapides ou “danses”. [...] Les images en mouvement de Fulton nous propulsent à travers le sable, sous des chameaux et tout près de la terre, comme si elles étaient prises du point de vue d’un enfant qui court. » Fulton considère que le cinéma participe d’une immense aventure humaine et d’une révélation orphique : avec ses mouvements de caméra, il tente de mettre en lumière l’éclatante beauté intérieure et extérieure du monde. Son travail de montage l’assimile à un alchimiste mêlant des éléments, des symboles, des métaphores en un tissu audiovisuel analogique, plein de signes ostensibles et d’allusions secrètes. Son montage est le fruit d’un processus extrêmement dense : il oscille sans cesse, à un rythme effréné, entre différents espaces, temps, méthodes et sujets, en recourant à une vaste panoplie de mouvements de caméra imprévisibles et de sons erratiques. Comme l’écrit Lito Tejada-Flores : « Fulton est un jongleur et un “combinateur” qui associe des idées et des images qui ne vont pas vraiment ensemble pour former de nouvelles définitions de ce qui pourrait bien aller ensemble. » Ses cadres renferment une pléthore d’images : cadres dans le cadre, split screens, surimpressions multiples… Comme il l’explique : « Nous considérons généralement une image comme une unité de transmission d’information. En réalité, au-delà de cela, une image est porteuse de propriétés kinesthésiques en ce sens qu’elle génère une certaine énergie, un certain “ton”, si vous voulez. » Le montage de Stan Brakhage dans son film-vision mystique et cosmologique Dog Star Man (1964), l’utilisation d’un montage rapide, souvent subliminal, et de constructions contrapuntiques chez Gregory Markopoulos, la virtuosité des surimpressions multiples dans les films de Bruce Baillie : telles semblent être des références particulièrement importantes pour Robert Fulton. L’élaboration complexe du montage visuellement resplendissant de ses films se reflète toujours dans ses bandes-son : pour le cinéaste, le son doit être aussi radical que l’image. Le montage final mêle furieusement musique (free jazz), paroles et énoncés poétiques, moments de silence et sons atmosphériques directs. On ne peut qu’espérer que l’œuvre de Robert Fulton – une découverte réellement importante – en viendra à être plus largement connue et appréciée. Ce ne serait que justice.

Federico Rossin


Séances présentées par Federico Rossin.
Remerciements particuliers à Florence Fulton et Douglas Kahan.