SQL Error ARDECHE IMAGES : L’effraction du réel
Les États généraux du film documentaire 2019 L’effraction du réel

L’effraction du réel


Dans l’acte de création documentaire, la matière première est la même pour tous, disons la réalité. Pourtant, de cette réalité surgissent parfois, dans certains films, des éclats de réel. Le réel est une pépite bien plus rare que la réalité offerte. La caméra enregistre sans cesse de la réalité mais ne capte pas automatiquement du réel. Loin s’en faut.

André Bazin a fondé sa conception du cinéma – comme art mécanique et objectif de saisie du monde – sur sa capacité ontologique à révéler l’essence même de la réalité. À ses yeux, « seule l’impassibilité de l’objectif, en dépouillant l’objet des habitudes et des préjugés, de toute la crasse spirituelle dont l’enrobait ma perception, pouvait le rendre vierge à mon attention et partant à mon amour. [Et nous révéler] l’image naturelle d’un monde que nous ne savions ou ne pouvions voir. » Cette vocation (spiritualiste) du cinéma à capter et rendre visible des épiphanies de la réalité rejoint le vœu de Simone Weil : « Voir un paysage tel qu’il est quand je n’y suis pas… » Cette attitude est celle d’un effacement de l’énonciation, d’un retrait volontaire du cinéaste comme corps et comme sujet de la représentation. Elle suppose un monde « offert » et visible sans effort dans la continuité de la « robe sans couture de la réalité ».
Pour certains cinéastes, comme van der Keuken qui en a fait un moteur de son travail, il est « difficile de toucher le réel ». Il ne filme pas en s’effaçant, comme quelqu’un qui attendrait du réel qu’il se révèle passivement. Mais au contraire, en l’attaquant vigoureusement, il cherche à provoquer sa résistance et donc sa visibilité. Dans cette attaque du réel par la caméra, ce n’est pas la subjectivité du cinéaste qui est en jeu, mais la stimulation d’une résistance quasiment physique. La subjectivité serait un obstacle à cette résistance. Van der Keuken n’attend pas du réel qu’il se « révèle », mais qu’il existe en résistant.

Le 8 juillet 1953, Jacques Lacan ouvre les activités de la Société française de psychanalyse par une conférence intitulée « Le symbolique, l’imaginaire, le réel ». Au même moment, une poignée dispersée de cinéastes (Rossellini en Italie avec Voyage en Italie, Bergman en Suède avec Monika, Buñuel au Mexique avec El) est en train de révolutionner le cinéma en nouant pour la première fois autrement, dans ses films, le réel, l’imaginaire et le symbolique ; Lacan est en train d’en formuler le nœud théorique en psychanalyse.

Dans le cinéma documentaire, la plupart des malentendus viennent de la confusion entre ces mots « réel » et « réalité » qui sont souvent employés comme des synonymes. La trinité de Lacan permet de distinguer clairement réel et réalité.
Pour lui, l’instance du réel est presque le contraire de la réalité, dont il dit qu’elle n’est que « la grimace du réel [1] ». La réalité est ce qui nous entoure, elle est familière et continue, et se prête aisément à être photographiée ou filmée. La réalité est ce qui est accessible par les sens et l’intelligence, tandis que le réel se définit comme ce qui est impossible à appréhender par la représentation. « Il n’y a aucun espoir d’atteindre le réel par la représentation. » Ce qui pose évidemment un problème de taille au cinéma.
Le réel, c’est « quelque chose d’insondable » qui surgit dans les failles, les distorsions, les ruptures qui se produisent dans le réseau symbolique, « un bruit où l’on peut tout entendre [2] ». On ne peut pas le connaître, mais le cerner, le déduire, le supposer comme une présence, comme « un je ne sais quoi ».

Le paradoxe, c’est que saisir du réel ne dépend pas du volontarisme du geste de création. Affirmer que l’on veut filmer du réel ne veut littéralement rien dire. Le réel est précisément ce qui échappe à tout « vouloir-dire », à tout sens préconçu. Il advient parfois dans un film, mais c’est rare et ponctuel. C’est un éclat, un surgissement imprévisible, hasardeux et aléatoire. Une effraction.
Pourtant il y a des cinéastes, et des plus grands, pour qui cette visée est essentielle dans leur conception de la création-cinéma. Pour Godard, van der Keuken, Buñuel, Rossellini, les Straub, Kiarostami, Pelechian, Mekas et quelques autres – même s’ils ne sont pas si nombreux que ça – ça ne vaudrait même pas la peine de faire du cinéma sans la visée et l’espoir de parvenir de temps en temps à « toucher le réel ».
Pour Godard : « L’histoire du cinéma elle est là, dans cette relation du cinéma au réel, pas dans des problèmes de style qui bien sûr existent, mais secondairement ; là n’est pas l’essentiel [3] ».
Un film qui se contenterait de l’habituel et confortable alliage d’imaginaire et de réalité, comme la plupart des films de fiction, serait pour eux indigne du cinéma. Seule une confrontation avec l’instance du réel vaut la peine de se mettre au travail.

La question du réel brouille les frontières entre documentaire et fiction. Il n’est même pas sûr qu’il soit plus facile de faire surgir du réel dans un documentaire que dans une fiction. Car le documentaire présuppose la croyance dans une homogénéité et une continuité du monde, une prééminence de la réalité qui laisse peu de chance au réel.

Même s’il est impossible, par définition, de programmer la présence du réel dans l’acte de faire un film, on peut essayer d’approcher quelques conditions favorables à son possible surgissement, même s’il reste imprévisible. Johan van der Keuken en a été un explorateur permanent et tendu, dans ses films et dans ses réflexions sur la création.

Le rapport au sens

La grande question, qu’il n’a cessé de se poser, est celle de la tension de tout son cinéma entre les idées, le film comme projet politique et philosophique, et la rencontre avec le réel. Le monde, dans ce qu’il a de révoltant, exige que le cinéma se mêle de ses affaires, produise du sens, soit un outil de réflexion, mais le réel, lui, exige au contraire le respect le plus absolu de la singularité inaliénable de toute chose, sur laquelle bute toute intention et tout vouloir-dire.
Lacan affirmait : « L’idée même de réel comporte l’exclusion de tout sens. Ça n’est que pour autant que le réel est vidé de tout sens que nous pouvons un peu l’appréhender. » « Le réel apparaît comme “le sens blanc”, entendons qu’il surgit, telle une “météorite”, dans les “blancs” du sens [4]. »
Pour Simone Weil, l’imagination, en tant qu’elle a horreur du vide, exclut la dimension où les objets réels peuvent vraiment exister : « L’imagination combleuse de vides est essentiellement menteuse. Elle exclut la troisième dimension, car ce sont seulement les objets réels qui sont dans les trois dimensions. Elle exclut les rapports multiples [5]. »

Le réel est visible dans une trouée, pas dans la réalité comme continuité

Le réel est un trou dans la réalité, dans la cohérence du sens, dans la continuité du monde, et ne peut advenir que par effraction, par surgissement imprévisible.
Le réel se montre dans les « failles » du savoir et de la pensée.
Dans les années cinquante, Rossellini s’est donné la liberté, inédite jusqu’alors dans le cinéma de fiction, de trouer ses films de ces « points de réel » qui pulvérisent les règles d’homogénéité de la fiction, qui en sont un scandale. Le couple qui ressurgit des fouilles de Pompéi, deux mille ans après son ensevelissement, à la fin de Voyage en Italie, et qui préfigure le miracle final. Le surgissement des thons dans Stromboli. Il s’agit dans les deux cas d’une trouée dans la continuité du monde et de l’univers clos de la fiction.
Van der Keuken parle très souvent de trou, comme Lacan, comme condition de surgissement et de visibilité du réel.
« Ce que l’on voit d’un avion à haute altitude : des nuages, en dessous, des nuages, en dessous, encore des nuages et, à la faveur d’une trouée dans la dernière couche de nuages, un morceau de la terre. L’image de la terre ne se répète pas, la Terre existe en permanence, et la plupart du temps elle se dérobe à la perception de l’œil. » C’est parce que les nuages créent une discontinuité dans la perception de la terre vue d’avion que cette intermittence en rend des fragments visibles.

Le fragment et le montage

Dans Le Livre d’image, Godard affirme qu’« en réalité, seul le fragment porte la marque de l’authenticité ». Le fragment isolé, déconnecté de toute continuité du monde, ou reconnecté à d’autres fragments qui lui sont hétérogènes, pourrait parfois se rendre visible comme un morceau de réel.
Le montage deviendrait alors une voie possible pour faire surgir, par discontinuité, des fragments du monde, et leur permettre, parfois, de poindre comme du réel dans le film. Pelechian s’est donné comme mission cette exploration des fragments et de leur visibilité. Mais le montage a souvent eu aussi la fonction contraire, dans l’histoire du cinéma, de produire du sens à partir de fragments enchaînés dans un discours.
Jonas Mekas a inventé une nouvelle façon, poétique, de construire sur la sensation immédiate, sans passer par la construction d’un sens prémédité, des enchaînements de fragments du monde où adviennent parfois des percées innocentes de réel.

Le réel est ce qui revient toujours à la même place

Pour Lacan, le réel n’est pas un Signifiant (dont le propre est d’être un « différentiel ») : il est « le même », le « permanent », « ce qui ne bouge pas », « ce qui revient toujours à la même place [6] ».
Cette place est « celle où le sujet, en tant qu’il cogite, ne le rencontre pas ».
La répétition est parfois favorable à l’émergence d’un bloc de réel. Ce même qui fait retour peut redevenir opaque, se vider de son sens dans la répétition et devenir visible comme fragment de réel. Pelechian comme van der Keuken, et parfois Straub et Godard, ont exploré avec entêtement cette possibilité du réel comme retour, (ré)itération, répétition d’un fragment du monde le rendant indifférent à toute position subjective.

André Labarthe a donné un jour sa définition non pas du réel au cinéma, qui ne saurait être défini, mais du geste de création qui peut parfois y donner accès.
« J’aurais une idée vague d’une espèce de tissu, dans lequel on ferait des trous, à travers ce tissu on ouvrirait comme des fenêtres. Ce tissu serait tendu devant une fenêtre, et tout à coup, un coup de ciseau déchire un bout du voile et on voit ce qu’il y a de l’autre côté. Les effets de réel ça vient de là, c’est le sentiment que dans un tissu (et à la télévision et au cinéma, c’est la même chose), tout à coup avoir ce sentiment que ça se déchire. »

Godard ne dit pas autre chose dans Le Livre d’image à propos de ce qu’il appelle la « réalité de la réalité », et que l’on pourrait aussi bien nommer « le réel » :
« Nous n’avions que du livre à mettre dans du livre. Que serait-ce quand il faut, dans un livre, dans du livre, mettre de la réalité ? Et au deuxième degré quand il faut, dans la réalité, mettre de la réalité ? »

Alain Bergala

1. Télévision, p. 17.
2. Écrits, p. 388.
3. Réalités nº 29, Genève, 20/26 juillet 1989.
4. S XXII, 11 mars 1975 ; S XXIV, 10 mai 1977.
5. La Pesanteur et la Grâce, p. 25-26.
6. Séminaire II, p. 122 et 342 ; Écrits, p. 25.


Avec Alain Bergala et Wang Bing (sous réserve).