SQL Error ARDECHE IMAGES : Fragment d’une œuvre : Swann Dubus et Tran Phuong Thao
Les États généraux du film documentaire 2019 Fragment d’une œuvre : Swann Dubus et Tran Phuong Thao

Fragment d’une œuvre : Swann Dubus et Tran Phuong Thao


Depuis Rêves d’ouvrières, réalisé par Thao seule, vous avez coréalisé vos films. Comment vous êtes-vous rencontrés et comment travaillez-vous ensemble ?

Nous avons fait connaissance au Cinéma du réel, en 2007, alors que nous présentions nos films Rêves d’ouvrières et L. Ville. Nous nous sommes revus quelques mois plus tard à Saïgon où j’animais un atelier à l’école de cinéma. Nous avons beaucoup parlé de cinéma et nous sommes dit que nous pourrions travailler ensemble. Thao a étudié en France avec l’idée de revenir faire des films documentaires au Vietnam, à une époque où plus grand-chose ne se passait là-bas dans ce domaine. J’ai trouvé l’idée séduisante et j’ai déménagé de Paris à Hanoï quelques mois plus tard.
Nos goûts et nos envies se rejoignent, bien que nous soyons très différents. Généralement, je filme et Thao se charge de la prise de son mais nous pouvons inverser les rôles, si nécessaire. Thao s’investit énormément dans le rapport humain. Elle est très ouverte, drôle, généreuse. De mon côté, je reste plus distant. J’assume l’aspect technique des tournages et Thao apporte une créativité plus débridée. Elle parle et j’écris… Tout ce que nous faisons professionnellement est l’aboutissement de longues et parfois vives discussions mais assumé pleinement par les deux.
Être un binôme femme-homme nous ouvre bien des portes. Par exemple, Thao peut passer une nuit dans le lit de la maman de Phong pour filmer une conversation intime : c’est impossible pour un homme. De mon côté, je peux m’installer sous une tente avec des ouvriers que je viens de rencontrer pour boire une bière et discuter. Ils seraient très mal à l’aise si une femme faisait de même… La relation entre Vietnamiens et Occidentaux peut aussi jouer un rôle important. Paradoxalement, j’ai l’impression qu’être étranger est parfois un avantage car cela suscite une certaine curiosité. Les personnes que l’on rencontre me posent des questions sur la France, sur ma famille, mon travail… Cela me permet naturellement de faire la même chose avec eux.

Tous vos films s’attachent à suivre ou accompagnent une transformation ou un processus. Vous ne jugez pas, vous n’expliquez pas. La relation aux personnes que vous filmez est au cœur du film. Comment naissent vos désirs de films ? Comment s’établissent chaque fois ces relations, cette confiance ?

Nos désirs de films viennent toujours de rencontres et leur forme dépend de la relation qui se noue avec les personnes que l’on filme. Je suis convaincu qu’il faut que ce désir soit partagé par les gens que l’on filme et que l’on prenne plaisir à travailler ensemble, même si l’on traite parfois de sujets douloureux. Au bout du compte, les films sont autant les nôtres que ceux des personnes que l’on filme car nous les pensons et les fabriquons ensemble. Nous ne cherchons pas à traiter un sujet mais à le découvrir par le biais des personnes que nous filmons. De Rêves d’ouvrières à Pomelo, les personnages ont toujours été nos « professeurs » pour appréhender les réalités qu’ils affrontent. Prenons Rêves d’ouvrières, par exemple : Thao arpentait les quartiers ouvriers de la zone industrielle proche de Hanoï et en a découvert la réalité via les deux jeunes ouvrières qui l’ont guidée dans cette société qui lui était étrangère.
Pour notre première coréalisation sur le film Avec ou sans moi, nous avons fait de longs repérages dans les provinces du Nord Vietnam, particulièrement touchées par l’héroïne et le VIH. Nous avons rencontré une centaine de familles jusqu’à trouver, à Diên Biên, nos deux personnages principaux. Nous avons décidé de travailler avec eux car ils avaient eux-mêmes un profond désir de film. Nous avons beaucoup parlé de la représentation de l’héroïne dans les médias vietnamiens. Ce que Trung et Thi nous montraient dans leur quotidien était bien différent des clichés spectaculaires véhiculés par la télévision ou le cinéma… La réalité était bien plus effrayante car plus sournoise. Ensemble, nous nous sommes demandés comment filmer le processus lent et implacable qui mène de l’addiction à la mort. Ils nous disaient : « Avant de mourir, nous allons être les héros d’un film, même si l’on sera des héros négatifs. »
L’expérience de Finding Phong est différente : c’est le producteur du film qui nous a présenté Phong. Il était alors un jeune homme très timide et mal dans sa peau. Il était profondément malheureux et pleurait beaucoup. Nous avons d’abord décliné la proposition du producteur car nous savions qu’il s’agissait autant de faire un film que d’accompagner Phong dans un processus incertain et douloureux. Par ailleurs, nous ne nous sentions pas spécialement proches de la problématique de la transition des personnes transgenres. Nous pensions qu’il existait déjà beaucoup de films sur ce sujet et que nous n’avions rien à en dire. Le producteur nous a finalement convaincus en disant qu’à travers l’histoire de Phong, nous pourrions aborder des sujets tels que la famille, le travail ou la question des genres dans la société vietnamienne. Cela nous a semblé pertinent et nous nous sommes lancés dans cette aventure au long cours.
Au début, nous ne connaissions pas beaucoup Phong et nous ne voulions pas être intrusifs avec une perche et notre grosse caméra : il s’agit de problématiques très intimes liées à l’identité et au corps. Nous avons donc décidé de confier à Phong une petite caméra afin qu’elle tienne un journal filmé et qu’elle décide elle-même de ce qu’elle voulait montrer. Ainsi, nous avons fait sa connaissance via les rushes qu’elle nous confiait chaque semaine et à travers les discussions suscitées par ces images. Lorsque la transition de Phong a commencé, elle était dans un état d’esprit totalement différent. Elle était si heureuse et vivait ces moments avec tant d’intensité que filmer elle-même devenait encombrant : elle voulait vivre ces moments pleinement, sans se soucier de la caméra. Nous avons alors fait un pas en avant et les images que nous filmions ont pris le dessus sur celles de son journal filmé. Ainsi, la forme du film reflète naturellement le cheminement psychologique et physiologique de Phong. Nous avons commencé le tournage en étant de simples connaissances et à la fin, nous étions comme frère et sœurs. La forme du film raconte aussi l’évolution de cette relation.
Pomelo est tout autant une histoire de rencontres. Nous filmons un quartier en destruction mais le point de départ du tournage n’est pas celui-ci. Nous voulions faire un film sur les jeunes qui viennent de la campagne à Hanoï pour apprendre un métier. Thao avait repéré un salon de coiffure qui formait une trentaine d’apprentis venant de toutes les provinces du Nord Vietnam. Nous avons tourné quelques semaines dans ce salon et avons compris que nous ne pourrions pas aller au bout de ce tournage : tout le quartier allait être détruit dans les mois à venir pour construire une route périphérique. Nous avons donc élargi le champ du film en rencontrant un groupe d’ouvriers en charge de la destruction du quartier. Ils venaient des mêmes provinces que les coiffeurs. Cela nous a semblé être un jeu de miroirs intéressant…
Sur le chantier, les ouvriers sont chez eux. Au départ, les ouvriers et les « glaneuses » qui sont dans le film étaient hostiles à l’idée d’être filmés. Ils se disaient qu’ils faisaient un travail dégradant, humiliant. Puis Huy, l’un des protagonistes, a lancé : « De quoi avez-vous honte ? De travailler pour nourrir vos enfants et payer leurs études ? » Et les autres ouvriers ont également pensé qu’il était important de filmer ce qu’ils enduraient quotidiennement à Hanoï afin de le montrer à leurs familles et aux autres Vietnamiens… À partir du moment où ils nous ont invités à les suivre, cet espace est devenu une sorte de studio à ciel ouvert où nous pouvions filmer toutes les situations qui s’offraient à nous. C’était assez grisant car c’est un monde qui est étranger à la plupart des Hanoïens. De même, dans Avec ou sans moi, nous étions invités par nos protagonistes toxicomanes dans des lieux qui semblent compliqués à filmer (la gare routière où ils se regroupent ou les points de deal), mais comme ils connaissent par cœur les règles qui régissent ces lieux, il nous suffisait de nous glisser dans leurs pas pour trouver une place dans ces décors et comprendre ce qui s’y jouait. Paradoxalement, il a été bien moins compliqué de filmer dans ces lieux que dans des institutions. Les hôpitaux dans Finding Phong par exemple…

Propos recueillis par Christophe Postic.


Débats animés par Christophe Postic.
En présence de Swann Dubus et Tran Phuong Thao.
Avec le soutien de l’Institut français de Hanoï et nos remerciements particuliers à Frédéric Alliod.