SQL Error ARDECHE IMAGES : Du politique au poétique (séminaire 2)
Les États généraux du film documentaire 2022 Du politique au poétique (séminaire 2)

Du politique au poétique (séminaire 2)


Ce séminaire est né de la lecture du livre de Leslie Kaplan L’Excès-l’usine, à la fois livre de poésie et document sur l’expérience qu’elle a vécue en tant qu’ouvrière établie en usine à la fin des années soixante. Écrit dans l’après-coup, au tout début des années quatre-vingt, ce premier livre, d’une prose poétique très épurée, évoque la langue de Duras tout en s’en démarquant. Leslie Kaplan nous fait ressentir profondément l'enfermement de l’usine, ce lieu qui abolit le temps et les images. Son langage traduit l’expérience ouvrière par la remémoration et la mise à distance. Si L’Excès-l’usine est édité juste après L’Établi de Robert Linhart, Kaplan ne se positionne pas comme une intellectuelle écrivant un essai mais comme une poète qui réussit à transcrire, transposer et traduire en termes esthétiques et corporels son expérience de l'usine, sous forme d’une expérience de langage. Il s'agit de langage et d'image, et non pas de parole, ni de témoignage. Dès lors, quelle pourrait être la traduction cinématographique de cette expérience d’écriture ? Les films documentaires présentés ici, dépassent la question militante classique. Ils déconstruisent le modèle engagé du cinéma du côté des ouvriers, pour s'ouvrir à des formes qui ne confient pas toute la signification à la parole, nous plongeant dans un territoire de traduction et de mise en forme sensible de l'expérience du travail.
L’Excès-l’usine est une forme documentaire expérimentale et poétique, surgie au moment de l'épuisement des formes politiques documentaires classiques telles le tract, le pamphlet, le témoignage. L'établissement en usine devient matière de langage et matière d'image, au-delà d’un témoignage. Les films de ce séminaire essaient ainsi de transposer le vécu dans le territoire de la poésie et de la pensée, de la phénoménologie et de la perception. Avec Robert Chenavier et Nicolas Hatzfeld, nous explorerons une généalogie de cette forme d'écriture dans le Journal d'usine de Simone Weil et réfléchirons au lien historique qui pourrait s’établir entre l'expérience de la philosophe dans les années trente et celle des établis des années 68 jusqu’à aujourd’hui. Quels sont les cinéastes et les photographes qui ont imaginé une esthétique sensible pour figurer le travail, l’exploitation et l’aliénation ? Comment filmer le geste pour faire sentir la pesanteur, la lourdeur, la violence faite aux corps des ouvriers et la traduire par l’image et le montage ? Comment le film documentaire politique se fait poésie, en dépassant les attendus du témoignage direct, et parvient à incarner une pensée et une critique politique ?

Federico Rossin et Christophe Postic

En écrivant L’Excès-l’usine, j’ai voulu transmettre ce que j’avais ressenti, la sensation « tout est à la fois réel et irréel », « tout est vrai, tout est impossible ». Transmettre l’étonnement, la sidération. Un lieu où les mots perdent leur sens, « on travaille », vraiment ? « C’est une table », vraiment ? Transmettre le réel, pas la réalité. La réalité, on cherche à la représenter du dehors, par l’explication, par le discours, syndical, politique, ou même littéraire. Je voulais essayer de transmettre de l’intérieur le monde véritablement fou de l’usine, fou au sens strict, à l’opposé d’une vision de l’usine appartenant au normal – social - banal – habituel, de cette usine qui est le socle de la civilisation industrielle de masse dans laquelle nous sommes tous. La réalité va dans le sens du connu, de la norme du moment, alors que le réel cherche la rencontre, la surprise, l’événement, l’émergence. Sans me laisser intimider par la question inévitable et qui est toujours revenue dans tous les débats et discussions qui ont eu lieu à la parution du livre : « mais alors vous proposez quoi ? » Donc contre le naturalisme, contre le point de vue du « C’est comme ça », mettre l’accent sur ce que j’ai appelé par la suite « le détail, le saut et le lien » : le détail, éclat de réel, condensation, le saut, venu de Kafka, « écrire, c’est sauter en dehors de la rangée des assassins », et le lien, découvrir des liens, des rapports, des ponts, entre des choses qui semblaient sans rapport. Essayer de saisir l’usine de l’intérieur est allé avec le paradoxe du « on » qui s’est tout de suite imposé : le « on » qui est un sujet dans un univers où subjectiver est impossible. Pour le dire autrement : toute cette réflexion à partir de L’Excès-l’usine m’a aidée à comprendre que le réel, si on s’y tient, contient de la fiction et par la suite, à aborder de nouvelles questions, quand le « on » est devenu un »je », quand le temps a pu exister, et que sont apparus des personnages et des narrations.

Leslie Kaplan

À vingt ans, âge d’idées fortes et de programmes résolus, je pensais les usines comme le passage obligé de la révolution à mener : le travail, son exploitation capitaliste, la classe ouvrière, les conflits, l’essentiel s’y concentrait. J’y allai. C’était dans l’air du temps, celui des années 68. Mais l’histoire a suivi d’autres intrigues. Les usines ont été reléguées à l’arrière-plan de la scène politique tandis qu’elles se recroquevillaient. Beaucoup ont fermé. Cette disqualification ouvre la voie à des curiosités nouvelles et bienvenues, car le travail reste une des expériences les plus marquantes de la vie moderne.
L’expérience du travail est complexe, souvent ambivalente. Par exemple, l’effort qui le caractérise peut être vécu avec douleur ; il peut aussi donner la satisfaction d’avoir surmonté la difficulté. La discipline des gestes et des actes correspond tantôt à l’élégance efficace et tantôt à l’insoutenable astreinte. Travailleuses et travailleurs sont marqués par l’activité autant qu’ils l’effectuent. Par ailleurs, le travail lie de manière indissociable l’activité elle-même et ses résultats : le beau travail ou le sale boulot comprennent ensemble les conditions et le sens qu’on attribue aux activités.
Ces formules invitent à penser les multiples inscriptions sociales du travail : ce qu’on désigne comme tel et ce qu’on ne voit pas, ce qui se transmet entre générations, ce qui fonde des qualifications et des inégalités, les coopérations qui s’organisent, les commandements et les contraintes, les espaces qu’il occupe, les techniques et leur définition, les gains et les façons dont ils sont distribués, etc. L’agencement de ces relations sociales est variable, et interfère profondément avec les autres changements qui affectent les sociétés : migrations, rapports de genre, consommations, pouvoirs et institutions, représentations culturelles. À cet égard, retracer l’histoire du travail nourrit la compréhension de la société et des changements qu’elle connaît.
Dernière remarque : si l’expérience du travail interfère profondément avec les imaginaires, comme je le pense, les représentations filmiques établissent une passerelle de choix.

Nicolas Hatzfeld

Simone Weil (1909 - 1943) a vécu le choc de la « vie réelle » en allant travailler en usine (décembre 1934 - août 1935). Elle a constaté que ses camarades de travail se plaignaient presque toujours à faux, que l'humiliation créait des zones interdites à la pensée, couvertes de silence. Ce qui est ressenti par celui que la réalité heurte ainsi, il est vrai qu’un écrivain de talent qui n’a pas vécu une telle épreuve peut, en exerçant son imagination, le deviner et le décrire dans une certaine mesure, comme Jules Romains dans un chapitre des Hommes de bonne volonté. Cependant, cet authentique travail d’écrivain n’atteint pas le « rapport vrai » du bien et du mal. Exprimer ce rapport, c’est rendre sensible la réalité paradoxale qu’est l’usine, lieu d’exil où, simultanément, on se sent indispensable à la « grande respiration » du travail en commun. Ce qui fait la supériorité des œuvres de premier ordre dans l’expression d’une vérité aussi complexe, c’est que des mots assemblés rendent sensibles au lecteur des expériences vécues sans cesse contradictoires, entre monotonie et accélération, conscience qui s’endort et réveil brutal devant un incident ou un ordre des chefs, indifférence et moments rares de chaleur humaine. Ce mode d’expression fait percevoir également que certaines formes d’organisation du travail ne peuvent pas créer les conditions d’une poétisation et d’une spiritualisation de l’activité. Il faut les supprimer. On réalisera alors que les travailleurs ont besoin de poésie comme de pain ; mais cette poésie n’est pas celle qui reste enfermée dans des mots, car le « verbe ne peut longtemps demeurer dans la stratosphère du verbe » (René Char). Ceux qui travaillent ont besoin que leur vie devienne poésie dans les gestes accomplis, dans le rythme et l’harmonie. Subordination et uniformité sont des souffrances inscrites dans l'essence même du travail, mais il y a une oppression sociale qui, en s’y ajoutant, dégrade. Il faut distinguer la nécessité qui est dans l’ordre des choses – celle qui peut être le support d’une vocation spirituelle et poétique – et la fausse nécessité de l’oppression que nous avons l’obligation d’abolir parce qu’elle est un « crime contre l’esprit ».

Robert Chenavier


Coordination : Federico Rossin et Christophe Postic
Avec Leslie Kaplan (écrivaine), Nicolas Hatzfeld (historien) et Robert Chenavier (philosophe).