SQL Error ARDECHE IMAGES : Fragment d‘une œuvre : Mauro Santini
Les États généraux du film documentaire 2022 Fragment d‘une œuvre : Mauro Santini

Fragment d‘une œuvre : Mauro Santini


Une chose qui frappe immédiatement le spectateur de tes films est la traversée des barrières et des genres : documentaire, expérimental, art vidéo, journal intime, essai. Comment définirais-tu ton travail ?



Je pense que je suis effectivement passé par tous ces genres, mais sans adhérer complètement à aucun d’entre eux. Documenter, mais sans avoir une connaissance approfondie de ce que j’enregistre, car je préfère découvrir au moment du tournage. Expérimenter, mais sans faire de la recherche l’élément central, en privilégiant toujours une forme de narration. Transfigurer l’image, mais sans me laisser leurrer par les sirènes de l’art conceptuel. L’essai est, en revanche, la forme qui me correspond le moins et que je n’ai jamais pratiquée. Le journal intime est certainement la forme expressive qui m’appartient le plus : elle me permet d’agir avec une grande simplicité et d’avoir le regard le plus pur. Pour moi, le cinéma a trait à la vie de tous les jours, et encore plus aujourd’hui avec les nouvelles technologies : je pense à cette possibilité ultime de filmer avec des lunettes, tout simplement en regardant – c’est un rêve que j’ai toujours caressé. C’est la possibilité de faire un cinéma « pur », parce qu’il se trouve aussi proche que possible de la vie. Quand on se débarrasse de tous les éléments qui sont à la base du cinéma commercial (le scénario, les dialogues, les acteurs, le plateau de tournage…), il ne reste plus que la présence de l’auteur, sa main et son regard. Le cinéma renoue avec ce qui fait sa spécificité : la composition de l’image, le son, le temps. La question fondamentale est alors celle du point de vue : de quel angle regardons-nous le monde ? C’est un cinéma qui documente un passage, qui recueille dans les images la trace d’une présence au monde, qui enregistre le halètement d’un randonneur, les battements du cœur de quelqu’un qui attend. C’est aussi un cinéma primitif, parce qu’il relie le point de vue de la caméra et de l’auteur à celui du spectateur, comme le faisaient les frères Lumière. C’est un cinéma qui relève bien plus de la métrique du poème, avec ses détails, ses symboles et ses sensations, ou encore de la musique – le rythme, le tempo et les pauses – que du récit. Il n’y a pas d’intrigue. Il s’agit plutôt de « faire un film sur rien », de montrer les petites choses du quotidien, comme nous l’a si bien appris Georges Perec. Associés au temps vécu et partagé par le spectateur, ce sont les mouvements de la caméra et le vestige d’un passage qui font le film. À défaut de raconter une histoire, chaque image, chaque coupe au montage, chaque choix de la bande-son permet de ciseler les sensations de celui qui regarde, mais en toute simplicité, sans que ce soit tape-à-l’œil.



Ta pratique audiovisuelle est à la fois une chose éphémère du quotidien et une lente excavation dans des images d'après-coup : on pourrait dire que tu traverses le réel avec la caméra pour ensuite donner image et son au réel. Est-ce que tu te retrouves dans ce parcours « analytique » ?



Oui, c’est tout à fait ça. Il s’agit de la relation entre un regard entraîné quotidiennement à collecter des images (avec dévouement et patience, mais aussi avec la rapidité de la prise de vue) et l’organisation du matériel collecté à travers un travail méticuleux d’assemblage de l’image et du son. Comme pour la poésie justement, le réel est déconstruit et n’est vu que partiellement, presque de manière symbolique. Il ne s’agit donc pas de cinéma du réel, mais plutôt d’une traversée du réel. Le réel est façonné par la membrane de la caméra et par le filtre inévitable de celui qui l’enregistre, le sélectionne et le peaufine, avec un soin presque obsessionnel. La rapidité et l’immédiateté de la prise de vue sont souvent perçues comme des synonymes de laisser-aller, ou en tout cas d’un manque d’attention pour la beauté des images. J’essaie plutôt de créer des images d’une beauté inattendue, mais raffinée à sa manière, des images qui ne sont pas belles individuellement, mais dans la façon dont elles dialoguent entre elles. Je prends toujours en compte cette beauté fragile, informelle, basée sur l’intuition de la caméra qui va à l’encontre de la structure. Et quand on arrive à le faire, il faut aussi protéger ces images collectées des récits qui les compromettraient : leur dignité suffit à soutenir le film. Il faut rester à la lisière de l’évidence et de l’invisible, comme une membrane, la rétine sur laquelle se dépose la persistance de la vision. Et il faut regarder chaque image comme si c’était la dernière, être ému, avec des yeux capables de donner accès au sens invisible : le réalisateur est le médium transparent d’une image élémentaire. Pour apprécier cette image élémentaire, il ne faut pas tant avoir une formation cinématographique qu’une « éducation sentimentale », capable de percevoir ce qui se niche derrière la surface légère des apparences.



La mémoire des lieux et des gens est au centre de la plupart de tes vidéos : c'est dans le montage que tu trouves la conjonction éblouissante entre les différentes couches de temps. Comment fonctionne cette étape de la construction filmique pour toi ?



Pour des films de ce genre, le montage est un moment clé. L’intuition lors de la prise de vue trouve son équilibre dans un montage méticuleux qui organise précisément ce qui a agi contre la structure. Voici deux exemples concrets des Videodiari. Le premier est issu de Petite mémoire : l’image estivale des jeux de quatre garçons dans la mer est associée à une autre image, hivernale, tournée un an auparavant au même endroit. Le second est issu du long métrage Flòr da Baixa : la fenêtre vide de l’auberge homonyme de Lisbonne est animée, à dix ans d’écart, par la présence de Monica, ma nouvelle compagne de vie (et de film). Dans les deux cas, la révélation a eu lieu pendant le montage, alors que rien ne l’avait laissé présager pendant le tournage. C’est surtout dans la série des Videodiari que l’image collectée décante, se transforme en souvenir et dialogue avec d’autres fragments du passé. D’ailleurs, cette recherche pendant le montage va de pair avec le travail sur le son. Depuis Attesa di un’estate, le son est toujours diégétique, il coïncide avec le tournage : c’est une musique concrète, qui est trahie çà et là par des évocations, des réminiscences cinématographiques. Premier épisode de la trilogie Le Vacanze, ce film de 2012 a été un tournant par rapport à la décennie précédente, inaugurée par Dove sono stato (2000) et achevée par Dove non siamo stati (2010) : Attesa di un’estate est composé d’images tournées tout au long d’une année et associées à des photographies de mon enfance et de mon adolescence. Le film articule plus ouvertement des relations familiales et des transitions temporelles, incarnées par la relation entre moi, qui suis enfant sur les vieilles photos, et mon fils, qui est enfant dans le présent du film. Le montage du son et des images procède par déchirures, hiatus et coupes brutales pour tenter de manifester une absence due à la perte soudaine de ma mère.



Dans tes premières vidéos, tu as accordé une grande importance à la traduction vidéographique de l'expérience intérieure, réinventant expérimentalement la prise de vue et la post-production pour traduire visuellement les sensations, les perceptions et les émotions sans passer par les mots. Aujourd'hui, tu essaies d'obtenir le même résultat grâce au plan-séquence et à la capture de « l'instant décisif ». Quel est le lien qui unit ton travail ?



Je crois qu’il y a une grande différence entre les Videodiari des années 2000 et mes films actuels, pas tant dans la manière de regarder – c’est-à-dire d’être au monde en l’observant – que dans le fait de “semer et de récolter” des images. Les Videodiari se déployaient sur un temps long, parce que l’image que je venais de capturer avait besoin de se transformer en souvenir et en nostalgie d’un temps peut-être proche, mais révolu. Aujourd’hui, la collecte des images est bien plus immédiate et la proximité avec ce quotidien devient le pivot du film que je réalise en ce moment. J’y parviens à travers l’acte même de tourner, de manière spontanée, non filtrée, parfois même « sale », parce que le geste anodin devient structurel dans le récit que je développe. C’est vrai pour la série Vaghe stelle, née alors que je testais une nouvelle caméra la nuit, mais c’est encore plus vrai pour la série Le Passeggiate. Ici, la collection des images est entièrement réalisée au cours de mes flâneries, en observant et en saisissant d’éventuelles révélations sur mon chemin, parfois en agissant de manière naïve, avec des gestes enfantins : je pense à la descente d’un toboggan dans la troisième promenade ou au tour de manège dans la quatrième. C’est une collection d’images qui s’achève aussitôt, où le quotidien et le banal n’ont plus besoin de dialoguer avec d’autres épisodes du quotidien : ils sont porteurs d’une expérience fraîche et instantanée, parfois pleine d’imperfections. C’est une « chasse au trésor », pour citer Robert Todd, qui au cours de nos fréquentations m’a inspiré cette méthode. Pour répondre à votre question, je crois que le fil rouge de mes films est cette réflexion constante sur la fragilité de l'image. C’était déjà le cas dans les Videodiari, où le style reposait sur le flou d’une image de basse qualité, et c’est toujours le cas dans Canto della terra, où l’image en haute définition est agrandie jusqu’à perdre sa consistance figurative. C’est un cinéma aussi fragile que l’est le support numérique sur lequel on travaille, si immatériel et impalpable. Il est réalisé dans un équilibre précaire, capable de porter en lui les dissonances du monde et de rendre compte de ses innombrables différences. Ce n’est plus une icône appelée à représenter l’universel, mais plutôt une multiplicité de regards, dont le mien fait aussi partie.



Entretien avec Mauro Santini réalisé par Federico Rossin.



Séances animées par Federico Rossin, en présence de Mauro Santini.


Séances animées par Federico Rossin.