SQL Error ARDECHE IMAGES : Fragment d’une œuvre : Jyoti Mistry/Kumjana Novakova
Les États généraux du film documentaire 2022 Fragment d’une œuvre : Jyoti Mistry/Kumjana Novakova

Fragment d’une œuvre : Jyoti Mistry/Kumjana Novakova


Certaines rencontres ouvrent de vastes espaces de réflexion et d'exploration. J'ai rencontré Jyoti après avoir vu son film Cause of Death (2020) et l'avoir présenté dans le cadre de plusieurs programmes dont j'étais la curatrice, dans différents contextes. Son film est un essai d'histoire féministe de la violence : comme si les images débordaient des lois, des normes et des outils de discrimination établies de manière systématique et institutionnelle, rompant avec nos façons de lire et d'écrire l'histoire.
Rencontrer Jyoti signifiait découvrir des espaces partagés : les discontinuités de nos espaces, la recherche commune de langages cinématographiques qui naissent de ces discontinuités et qui déterrent la violence systémique. Voici un extrait de notre rencontre.

Kumjana Novakova


Kumjana Novakova : Pour parvenir au langage que nous avons construit avec Disturbed Earth (2021), nous avons passé sept ans à Srebrenica et en dehors. Lors d'une de nos rencontres avec une des habitantes, elle a décrit minute par minute les événements du 11 juillet 1995. À travers ce récit, j'ai vécu les deux derniers jours qu'elle a passés à Srebrenica, ceux qu'elle a passés avec son mari, et ceux qu'elle a passés avec deux de ses trois fils.
Mon plus gros défi en tant que cinéaste a été de filmer les souvenirs de ces deux derniers jours de sa vie passée. L'une des décisions les plus complexes du montage a été de construire un langage à partir de son témoignage, sans utiliser le témoignage lui-même. Son traumatisme était et reste notre traumatisme – si j'avais décidé d'utiliser son témoignage dans le film en tant que tel, je serais restée fidèle à un fait, mais pas au processus. De plus, si j’avais montré son traumatisme de façon isolée, je l'aurais relativisé en tant que destin douloureux d'une femme. Une femme qui a vécu une guerre dans un pays quelconque.
De même, dans les deux œuvres qui font partie de votre trilogie – When I Grow Up I Want to Be a Black Man (2017) et Cause of Death (2020) – vous mettez en œuvre des stratégies de représentation du traumatisme. À la fois le traumatisme individuel, mais aussi collectif, souvent comme un élément constitutif de la construction du savoir collectif, et de la collectivité elle-même.

Jyoti Mistry : La violence et les séquelles du traumatisme sont souvent décrites comme des actes et des événements distincts. En d'autres termes, les événements de violence entraînent des traumatismes et leurs relations sont souvent expliquées comme étant en dehors des expériences « normatives » vécues par les personnes, ou en dehors des structures civiles. Des événements tels que la guerre, le génocide et les formes historiques d'oppression (comme l'esclavage) ont façonné ces mémoires collectives des traumatismes et nous considérons que ces événements en sont les déclencheurs. Comme par exemple le syndrome de stress post-traumatique (TSPT), qui est le résultat d'une rupture avec l’ordre social. Une grande partie des discours qui définissent les mémoires collectives des traumatismes ont été développées à partir des études sur l'Holocauste et les débats sur la représentabilité sont définis à l’aune de ces approches. Mais le traumatisme n'est peut-être pas le résultat d'un acte déterminant ou d'un événement singulier, mais bien plutôt chronique, le trouble du stress continu (CTSD), est le résultat des structures sociales et politiques qui produisent un stress constant, de l'anxiété et un traumatisme incessant. When I Grow Up I Want to Be a Black Man met en lumière les structures historiques et politiques du racisme qui constituent une menace constante pour les expériences vécues et la survie des sujets noirs, en particulier des hommes noirs. Cause of Death fait état des structures sociales et politiques qui ont maintenu l'oppression systémique des femmes ; leurs (nos) corps sont toujours en danger et leur (notre) subjectivité est souvent définie par les rôles reproductifs des femmes dans la société. En explorant les archives, j'ai pu établir de nouvelles relations pour créer des expériences collectives du sujet masculin noir et, dans le cas du dernier film, pour rendre collectives les expériences des femmes issues de différentes histoires et espaces géopolitiques.
Dans ma façon de travailler avec les archives, le fragment est un mode important à deux égards. Le premier est celui du fragment en tant que segment de ce qui est « laissé derrière » – « les restes » ou la trace d'un tout. Cette trace sert d'incitation ou de point de départ à la création d'un nouvel ensemble possible ou du moins d'une partie d'une nouvelle relation ou reconstruction proposée. Cela me permet de spéculer ou d'imaginer de nouvelles possibilités dans la façon dont le fragment est utilisé, en connexion avec les possibilités reconstituées grâce au catalogue d'archives ou pour rendre visibles les histoires éludées – ces histoires qui ont été laissées de côté. Ceci peut être décrit comme la fabulation spéculative produite à partir du fragment d'archives. Le deuxième mode de la fragmentation est celui d’un acte de rupture, de fracture. Cette rupture est significative de la manière dont j'essaie de travailler avec la structure des films. Cela m’intéresse de m'éloigner de certaines formes de linéarité. De bien des façons, les histoires coloniales ou ces récits ont créé et assuré des positions idéologiques en rationalisant les relations causales linéaires pour produire des relations de pouvoir. Pour le décrire en termes concrets, les histoires coloniales sont écrites dès leur origine avec l'arrivée des colonisateurs et ces archives ont été créées pour entériner le pouvoir de la domination coloniale. Les fragments ou les traces dans les archives que j'étudie servent à lire les expériences des colonisés et à trouver des moyens de déstabiliser ou de rompre cette histoire coloniale. Dans la trilogie, When I Grow Up I Want to Be a Black Man (2017), Cause of Death (2020) et la dernière partie Loving in Between (actuellement en production), je travaille avec des extraits qui viennent du EYE Film Museum d'Amsterdam pour construire des expériences de race, de genre et de sexualité dans chacun de ces films respectifs. Dans votre film Disturbed Earth (2021), vous utilisez les traces présentes dans les lieux et les fragments de la ville de Srebrenica pour explorer le génocide et montrer comment l'histoire – le passé – est omniprésent dans ce lieu.

Kumjana Novakova : Disturbed Earth (2021) est lui-même un fragment : le fragment d'un film possible. Je vais revenir un peu en arrière pour développer ce sujet. Comme dans votre processus de travail, dans Disturbed Earth, nous avons travaillé avec l'idée de fragment à plusieurs niveaux et pour plusieurs raisons. La Bosnie-Herzégovine et Srebrenica sont aujourd'hui fragmentés. Politiquement, socialement, et très spatialement. Le passé est fragmenté, la mémoire est fragmentée, le présent est fragmenté, le futur est fragmenté. Ainsi, dans ma façon de travailler avec un espace social, y entrer avec l'idée d’en proposer une représentation filmique nécessite un dispositif cinématographique qui prend forme à partir du contexte. Une société fragmentée ne peut être représentée que par des fragments et dans des fragments. Créer un espace cinématographique cohérent par le biais d'une narration linéaire compréhensible est pour le moins malhonnête, et sert les relations de pouvoir et emploie des stratégies de relativisation. Dans les espaces fragmentés par la guerre, le passé, le présent et le futur coexistent, car l'espace est défini par des discontinuités. Il n'y a pas de temps linéaire et il n'y a pas de causalité dans la façon dont l’ « Histoire » a été et est écrite. Le temps est condensé, tout comme les relations sociales.
Dans Disturbed Earth, la fragmentation, la condensation et les discontinuités ont réuni des fragments d'archives, d'espace et de pensées - car sans les fragments de réflexion personnelle inscrits dans le film, nous aurions créé une œuvre illisible. Par le biais du dispositif cinématographique, nous avons certainement perturbé la linéarité des récits ethniques et nationalistes, ou nous les avons fragmentés, selon votre définition. Ainsi, Disturbed Earth est toujours ouvert. C'est une œuvre inachevée, je suppose, comme le sont nos espaces : un fragment.

Kumjana Novakova et Jyoti Mistry


La séance du vendredi 26.08 à 14:30 poursuivra le dialogue entre les deux cinéastes en s'appuyant sur de nombreux extraits de films.