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Les États généraux du film documentaire 2023 Voyage au lac

Voyage au lac


Atelier

Nous accueillons la cinéaste Emmanuelle Démoris, après la projection à Lussas en 2007 et 2010 de Mafrouza, rencontre inoubliable d’un quartier d’Alexandrie et de ses habitants. Son nouveau film, Voyage au lac, construit le temps d’une rencontre italienne, cœur même d’une histoire qui s’agence sous nos yeux. Donner le temps de partager l’expérience humaine et en faire une expérience commune d’émancipation, c’est là une manière de faire du cinéma avec ceux qu’elle filme, une approche éminemment politique, à laquelle nous consacrons un atelier d’échanges et de discussion.

Voyage au lac se passe au centre de l’Italie autour du lac de Bolsena, trouée tellurique de sable noir. On y rencontre des personnes que l’on retrouve au fil des saisons. La rencontre devient expérience et les métamorphoses de chacun deviennent une histoire, la leur, celle aussi de ce petit coin de terre. Sur un an, en trois actes, trois films indépendants dont la globalité forme le cycle du Voyage.

Un groupe de maçons prépare et célèbre la fête de Santa Cristina au village. Au centre de leur chœur, Moreno, plâtrier en retraite et homme de malice, et Maria Pace, qui, guide, engage son rapport intime au passé de cette terre pour la raconter aux visiteurs de l’été. À ce chœur vient répondre celui de jeunes Africains qui, à peine arrivés par la mer et la Libye, découvrent cette campagne italienne, ses paysages, ses lois et sa culture. Au centre, Franck, étudiant camerounais, avec sa curiosité, sa parole précise et sa pensée en mouvement. Ces deux chœurs se répondent pour faire avancer le parcours du voyage dans le temps et l’espace, jusqu’à la petite île, cœur mystérieux de cette terre au centre du lac.

La rencontre ; le présent traversé par l’histoire ; les liens intimes de chacun avec cette terre commune sur laquelle ils vivent : tels sont les trois actes du Voyage, du début de l’été au printemps suivant. L’expérience de la rencontre et son double regard donnent à voir un point du temps dans ce petit coin de terre en Europe, ce qu’est d’y être là, ici et maintenant. La tradition s’y réinvente, l’histoire s’y raconte et s’y rejoue, la terre y suscite fictions et affections par lesquelles chacun la fait sienne. Le film donne à voir l’inscription des personnes dans le monde autant que leur imaginaire et cette rencontre de cinéma révèle leur extraordinaire élan de liberté, dont le lac semble tour à tour la source et le miroir.

Avec Catherine David (historienne de l’art et commissaire d’exposition), Pierre-Olivier Dittmar (historien, EHESS), Ludovic Lamant (journaliste, Mediapart), Emmanuelle Démoris et Christophe Postic.


Voyage au lac n’est pas un film sur (l’état du monde et de l’Europe au prisme du microclimat italien de la région du lac de Bolsena, les échos du passé et de l’histoire dans un présent décomposé, les migrants, etc.), il avance à rebours des représentations hâtives et des clichés relayés ad nauseam par le discours et les images ambiants.
C’est dans le temps et la durée que se construisent peu à peu un regard et des situations, au gré des échanges et dans la rencontre patiente et attentive de sujets non assignés (ou plus exactement dé-assignés et déplacés dans ce mouvement) aux rôles et statuts prédéterminés de l’ordre néo-libéral, mais acteurs lucides et souvent révoltés de vies plus ou moins violemment bouleversées.
Lentement, des fragments de récits parallèles et discontinus s’entrecroisent dans une narration complexe qui se révèle progressivement en suivant les saisons du lac et dans les allers-retours entre les lieux (la scène des Diables, le lac, l’île Bisentine, le foyer des migrants, le palais-musée, les champs d’olives) et les héros d’une histoire en cours (Moreno, Maria Pace, Saul, Franck). Dans ces va-et-vient entre micro et macro-événements, entre l’ici de Bolsena et l’« ailleurs » (le hors-champ géographique de l’Afrique mais aussi celui, historique, de la Renaissance évoquée par Maria Pace), s’ouvre un possible récit géo-politico-poétique contemporain capable de croiser l’irréductible idiosyncrasie de vécus et d’expériences locales et situées, avec les échelles et dimensions inverses du monde globalisé, mais aussi de donner place, sens et visibilité à des configurations inédites.

Catherine David

Le cœur battant de l’Histoire

Ici les fils du temps se nouent et se dénouent. Tout semble joué d’avance, figé. Un lac en Italie, avec son île pittoresque, ses bourgades médiévales, ses églises et ses palais. Avec ses usages de l’Histoire que l’on croit connaître par cœur tellement ils nous sont familiers : folklorisation, patrimoine, tourisme. Beaucoup de monde et peu d’affects.
Ce passé commercialisé, ces lieux trop connus nous semblent si peu incarnés, si peu vivants que, comme le dit Carlo Ginzburg, nous avons le sentiment d’avoir été amputés de notre propre histoire. Voyage au lac fonctionne comme un puissant antidote à ce constat et réouvre notre rapport au temps.
C’est dans les petits gestes des femmes et des hommes qui habitent ou passent par ces lieux, dans leur infaillible énergie à se ressaisir d’un passé que l’on croyait figé, que se donne à voir un gai savoir partagé et vivant. Autour de ce lac, l’histoire saisit les individus, les transforme, et les morts agissent à travers les vivants qui ne cessent de produire de nouveaux récits.
Qu’il s’agisse de ces maçons qui, après le travail, montent la scène d’un mystère médiéval, de ce Prince qui fait d’un palais en ruine un montage warburgien fantasmant son histoire familiale, ou encore de ce jardinier qui imagine les morts penchés aux fenêtres le regardant chanter en arrosant son jardin, toutes ces vies témoignent de résistances au présentisme, d’un rapport à l’histoire, qui loin d’être une quête des origines, assume plutôt la part ornementale de l’existence.
Comment voir ces fantômes, ces « morts utiles » et si agissants ? Le film travaille la possibilité d’un processus d’estrangement dotant le spectateur d’un régime d’attention nouveau. Parce que ce monde familier est vu et saisi par des yeux venant d’Afrique, la campagne du Latium se peuple de « monstres » (dans l’acception antique de ce terme qui n’avait rien de négatif), c’est-à-dire de corps et de gestes signifiants qui montrent ce qu’on ne voit pas d’ordinaire.
Un centre d’accueil pour exilés ouvre, et l’île au centre du lac, avec ses palais et ses églises, se ferme au public, devient un lieu de fantasmes. « Loin du bruit des hommes », ces lieux confèrent à ceux qui les fréquentent une qualité d’attention, d’oubli aussi, qui remet l’histoire et l’imaginaire en marche. En trois films et quatre saisons, les temporalités se tissent, les relations se transforment, la grande histoire et les hallucinations individuelles, se font spectacles et artifices, et finissent par se confondre.
Diastole, systole, des lieux s’ouvrent et se ferment comme les valves d’un cœur. Un jour, le centre d’accueil ferme, et l’île inaccessible s’ouvre. Rejetés, accueillis, passent des hommes et des femmes, comme le sang de la vie.

Pierre-Olivier Dittmar

Maria Pace prévient qu’elle n’a besoin de rien, et de toute façon elle n’a pas le budget : il lui faut encore payer le plombier. Mais jeter un œil, elle n’est pas contre. Le vendeur de tissus lui déplie ses étoffes, fabriquées en Inde. Il y a des éléphants parmi les motifs, puis un arbre, qu’il présente les racines en haut, les branches en bas : « Tu l’as mis à l’envers », prévient Maria Pace. Et Moreno, un ouvrier en retrait à l’arrière, qui amène du burlesque dès l’ouverture du film, s’amuse, à l’adresse de celle qui le met en scène chaque été dans un spectacle du village : « C’est toi qui regardes à l’envers ».

Plus loin, il sera question de filets de pêche confectionnés en Chine, ou encore de plantes poussant sur l’île en plein cœur du lac, originaires du Japon. Si la figure du lac peut évoquer le vase clos asphyxiant, c’est tout l’inverse qui aimante Emmanuelle Démoris. Elle ne cherche pas à figer l’endroit ou l’envers des choses, à glacer les identités, mais collecte, à l’affût, les signes épars, des mondes les plus lointains (jusqu’aux sous-sols des morts) comme des passés les plus anciens – de l’Europe de l’Est communiste jusqu’à l’Antiquité étrusque.

Le film, jamais monumental malgré sa durée, trouve sa forme enivrante quelque part ici, dans cette manière libre, joyeuse et érudite de juxtaposer, placer côte à côte, parfois tresser, des strates du passé et des rapports intimes à l’Histoire. Tableaux vivants de la vie d’une sainte locale, visite guidée à toute allure d’un palais des Farnese, touristes arpentant l’île du lac comme s’ils refaisaient un chemin de croix… D’innombrables récits sont convoqués, pour mieux défaire le présent et, peut-être, déjouer les fatalités apocalyptiques trop souvent rabâchées ces temps-ci (fin du monde, extrêmes droites hégémoniques…).

Deux mondes cohabitent : les habitant·es installé·es là depuis des décennies et celles et ceux à peine arrivé·es de pays d’Afrique. Dans un mouvement irrésistible, le tournage, doucement, les fait se rencontrer (la dernière partie sur l’île où chacun déploie des écoutes différentes). La danse – le soir au centre d’accueil des exilés, ou sur les places en plein air lors des sagras, célébrations de la nature – est l’un des fils secrets qui les relient. Tous se retrouvent aussi dans leur aptitude à faire et fabriquer : des décors de théâtre, des sacs en cuir, des récoltes d’olives – mais aussi bien sûr le film en cours. À ce jeu-là, Franck, tout à la fois acteur, preneur de son et photographe, occupe une place intense. Montrant des photos qu’il a prises récemment (des arbres représentés bien à l’endroit, cette fois), il se livre à un plaidoyer pour l’art du paysage : « C’est à tout le monde […]. Personne ne viendra me dire ‘Tu as pris en photo mon ciel’ […]. Il n’y a pas de propriétaire ». On a le droit d’y voir aussi l’une des clés qui rend si précieux et vibrant ce Voyage au lac.

Ludovic Lamant