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Les États généraux du film documentaire 2023 Fragment d’une œuvre : Luis Ospina

Fragment d’une œuvre : Luis Ospina


CALI
Je ne sais pas pourquoi les habitants de Cali ont le cinéma en eux, parce que le premier film muet en Colombie a été réalisé à Cali en 1921, il s’agissait de María. Le premier film sonore a été réalisé à Cali, le premier film en couleur a été réalisé à Cali, le premier film anti-impérialiste a été réalisé à Cali. Alors je ne sais pas, il y a peut-être quelque chose. J’ai ma propre théorie selon laquelle nous avons peut-être le talent de faire des films à Cali parce que nous nous déplaçons lentement, mais nos yeux, eux, se déplacent rapidement.

CINÉMA
Le cinéma est le seul art qui soit né pendant la période du capitalisme avancé, et il possède en lui tous les éléments d'une situation d’exploitation. Dans quelle autre forme d'art peut-on dire à quelqu'un : « Ok, tu vas de cette porte à cette porte, tu te déshabilles et tu vas au lit avec ce type ». C'est comme dans une dictature !

CONFIANCE
Il y a un dilemme éthique auquel on doit faire face lorsqu’on réalise un documentaire, parce que dans un documentaire, on utilise toujours des gens, qu’on le veuille ou non. Par exemple, avec le personnage d’Agarrando pueblo, nous sommes devenus amis, ou avec le fakir que j’ai également filmé, nous nous sommes rencontrés au-delà du film. En général, dans un film de fiction, personne ne veut revoir les gens avec qui il a travaillé, mais dans le documentaire, il y a une chose humaine qui reste, un lien très étrange s’établit là, et le documentariste doit aussi avoir un certain don pour pouvoir obtenir des choses des sujets qu’il filme. Il faut établir une relation de confiance, la manipulation est plus facile quand il y a de la confiance.

CULTURE POPULAIRE
Dans les années soixante-dix, nous avons commencé à nous intéresser à des films qui n’étaient pas des grands maîtres, nous aimions les films de série B, les films d’horreur de la Hammer. La Nuit des morts-vivants a eu un grand impact sur nous car, pour la première fois, nous avons découvert la possibilité de faire une lecture politique du genre. Shivers de Cronenberg nous a également impressionnés parce qu’il nous disait que le corps était capable de produire de l'horreur, annonçant entre autres quelque chose qui se manifesterait peu de temps après, le sida. Pura sangre replace le mythe du vampire dans le contexte colombien, c’est une parabole sur la violence dans mon pays.

ÉCOLE DE CINÉMA
En 1968, j’ai postulé pour étudier le cinéma à l’université de Californie du Sud (USC). Je n’étais pas satisfait parce que c’était un endroit tourné vers Hollywood – Lucas et Milius y ont étudié – ils vous disaient de choisir le rôle que vous vouliez jouer dans l’industrie alors que je voulais tout apprendre. Un jour, un ami qui étudiait à UCLA m’a invité à visiter son université où se déroulait une grande manifestation contre Reagan, alors gouverneur de Californie. C’était grisant, et j’ai décidé de m’installer là-bas.

ENFANCE
Mon père était ingénieur dans une entreprise de construction de piscines dont le slogan était « Si tu penses à une piscine, souviens-toi d’Ospina » ; il était également cinéaste, ce qui était assez rare dans la Colombie des années 1950. À l’époque, des camions parcouraient les villages pour montrer des copies 16mm. Lorsqu’ils arrivaient à Cali, ils les déposaient dans notre garage, où nous conservions une petite collection de westerns, de récits de voyage, de films scientifiques et de guerre. Dans ces années-là, nous allions également au cinéma trois fois par semaine.

ÉPIPHANIE
Pour moi, l'épiphanie a été A Movie de Bruce Conner ; il a complètement changé ma vie, c’est le premier film de montage, de compilation, de found footage – je ne sais pas quelle expression utiliser – que j'ai vu. Il m’a fait comprendre que l’on pouvait faire un film avec des matériaux divers, sans avoir à filmer quoi que ce soit, et obtenir quelque chose grâce au montage et au rythme.

ÉTHIQUE
L’un de nos objectifs était d'inciter les réalisateurs à réfléchir à l’éthique avant de faire un film, parce qu’il y a un vampirisme intrinsèque au cinéma. Vous prenez l’image de quelqu’un, et avec cette image et ce son, vous pouvez faire un film idéologique de gauche, de droite ou autre. Tout dépend de la manière dont on monte le film. Le film n’est pas objectif et le documentaire n’est pas entièrement vrai. Surtout lorsqu’ils sont réalisés par des cinéastes de gauche. Je ne crois pas que l’on puisse utiliser le cinéma pour changer le monde ou pour une cause, pour soutenir une idéologie.

GRUPO DE CALI
Mon rêve n’était pas Hollywood, je voulais rentrer chez moi et créer les conditions pour qu’un système cinématographique se développe là où il n’y en avait pas. Je suis revenu à Cali en 1971 et j’ai trouvé un voisin passionné de cinéma, Carlos Mayolo. Ensemble, en 1971, nous avons réalisé le film de contre-information Oiga vea! et nous avons rejoint le ciné-club dirigé par Andrés Caicedo, la personne la plus cinéphile que je connaissais. Nous programmions, nous discutions, nous avons fondé Ojo al cine, la première revue qui accordait de l’importance à l’histoire du cinéma colombien.

LIVRES
J’aime que mes films soient comme des livres, parce que je pense que la conception de la durée des films a changé. Je pense que beaucoup de gens voient les films comme s'ils lisaient un livre. Ils peuvent lire le prologue et le ranger, puis y revenir. Le système d’exploitation des films a changé depuis les multiplexes et toutes ces choses, et encore plus maintenant avec les séries télévisées.

MAYOLO (CARLOS)
Mayolo a commencé à réaliser des courts métrages industriels et des publicités au milieu des années soixante. Lorsque je suis retourné en Colombie pour des vacances, en 1971, nous avons décidé de réaliser ensemble un court métrage documentaire. Nous faisions également partie d’un ciné-club. Nous avions une caméra et un magnétophone. C’est ainsi que nous avons commencé à travailler. J’étais très timide et il avait une personnalité explosive, très vive, très drôle. Nous nous complétions bien et partagions la même sensibilité visuelle et le même humour.

MOCKUMENTARY
Le personnage principal d’Un tigre de papel, Pedro Manrique Figueroa, a été inventé par mon neveu en 1996. J’ai décidé de faire un faux documentaire, avec toutes les caractéristiques traditionnelles d'un documentaire : matériel d’archives, interviews, documents historiques. J’ai cherché des personnes qui avaient une grande crédibilité dans la culture colombienne : des historiens, des cinéastes, des ex-militants, des artistes. Je leur décrivais le personnage et leur demandais : « Connaissez-vous quelqu'un comme ça ? ». Ils me répondaient : « Oui, j'ai connu quelqu'un dans les années soixante. » Tout le monde avait une anecdote sur quelqu'un qu’il connaissait. Je leur ai alors demandé de changer les noms et d'improviser des histoires, et j’ai inventé un contexte dans lequel ils auraient pu rencontrer mon personnage. J’ai fait beaucoup de recherches dans les archives cinématographiques colombiennes. Un film sur un artiste du collage doit être un collage en soi. Pour moi, c’était facile, car beaucoup de mes derniers films sont des collages.

MORT
Oui, je suis obsédé par la mort. Je pense que tout documentariste est obsédé par la mort, parce que nous filmons des choses qui sont en train de mourir. Tout ce que nous filmons va changer. Nous filmons des bâtiments qui vont être démolis. Si vous filmez une personne, elle va mourir. Nous travaillons donc avec la mémoire et, pour moi, l’absence de mémoire, c'est la mort. En tant que documentaristes, nous luttons donc contre la mort, contre l’oubli.

POST-VÉRITÉ
Certains de mes projets deviennent des portraits de générations, et j’ai voulu faire Un tigre de papel sur ma génération, les années soixante : l’utopie, les idées totalitaires, et comment tout cela a mal fini. C’est un peu en avance sur son temps, plus en phase avec ce qui se passe en ce moment avec la post-vérité. Je voulais remettre en question les dispositifs narratifs que vous utilisez pour dire la vérité et pour dire un mensonge – ce sont les mêmes. Si vous dites : « Ceci est une prise de vue de l’Ukraine et cet homme est Grushenko », nous le croyons. Nous avons l’habitude de croire ce qui est dit. En fait, cette scène n’a pas été tournée en Ukraine, mais à New York. Cet homme ne s’appelle pas Grushenko. Grushenko est le personnage de Woody Allen dans Guerre et Amour. L’un des principaux objectifs du film est de démontrer que les mêmes procédés utilisés pour dire la vérité peuvent être utilisés pour dire des mensonges. On le voit clairement dans le cinéma de propagande, où les mêmes images, avec un ordre ou un texte différent, peuvent changer complètement de message ou d’idéologie.

RÉALITÉ
Il existe certaines idées préconçues sur la manière dont nous, latino-américains, devrions aborder la réalité : dans les années soixante et soixante-dix, on disait que le devoir de tous les révolutionnaires était de réaliser des documentaires, qu’il ne fallait pas faire de fiction parce qu’il s’agissait de problèmes bourgeois et de choses intellectuelles qui n’étaient d'aucune utilité pour le peuple ; ensuite, si l’on faisait de la fiction, il fallait faire du naturalisme, de la dénonciation sociale, une sorte de réalisme. Je pense que nous sommes déjà passés par ces étapes. Et je suis plus favorable à un cinéma stylisé, expressionniste, qui n’est pas si étroitement lié à la réalité, qui est peut-être inspiré par la réalité.

THÉRAPIE
Nous avons décidé d’être provocants avec Agarrando pueblo. C’est pourquoi, lorsque vous commencez à le regarder, vous ne savez pas de quoi il s’agit. « Dois-je rire ? Dois-je m’insurger ? » Parfois, il faut utiliser les armes de l’ennemi pour détruire l’ennemi – comme un antidote en médecine. On vaccine pour éradiquer la maladie. C’est un film thérapeutique en ce sens. Il bascule progressivement vers la fiction, car la partie centrale est entièrement scénarisée, mais à la fin, il redevient documentaire.

UNDERGROUND
Je me suis toujours considéré marginal, « underground ». J’ai fait les films que je voulais faire sans concessions, surtout parce que je les ai produits moi-même. J’ai rarement reçu de l’argent, du gouvernement ou d'autres pays. Il n’y a que pour Soplo de vida que j’ai reçu de l’argent de la France. Et mes films sont à très petit budget. Ma sympathie va toujours aux marginaux ou à ceux qui s’opposent à quelque chose.

VAUTOUR
Lorsque j’ai réalisé Nuestra película (1993), dans lequel j’ai filmé le peintre Lorenzo Jaramillo mourant du sida, j’ai monté des images de la dernière séance de tournage, lorsqu’il était déjà à la clinique dans un état de délire. J’ai décidé de ne pas utiliser ces images ; je me suis vraiment senti comme un maquereau, un gallinazo (un vautour)... Lorsque nous avons filmé ces images, il n’avait pas toute sa tête, il avait des hallucinations.


Montage d’extraits réalisé par Federico Rossin, à partir d’interviews réalisées par : Hernán Darío Arango, Ela Bittencourt, Alejandro Martín, Juan E. Murillo, Silvia Nugara, Oswaldo Osorio, Carolina Sourdis, André Tapps, Andrew S. Vargas, Pedro Adrián Zuluaga.