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Les États généraux du film documentaire 2023 Expériences du regard

Expériences du regard


À notre tour d’accueillir la moisson des films de l’année.
Alors que la perception du temps s’accélère toujours plus, il est singulièrement difficile de chercher le sens, de retrouver les traces et de prendre son temps pour faire récit de ce qui a été vécu.
Regarder des films au cœur d’une période saturée par la violence du pouvoir – les manifestations pour les retraites, les événements de Sainte-Soline, la violence policière dans les banlieues et la dissolution des Soulèvements de la Terre – nous ont fait parfois chercher presque fébrilement des films qui aident à penser cet état détraqué du pouvoir et son aveuglement à l’urgence absolue des questions écologiques.
Nous avons donc dû faire le deuil du fantasme de films ultra-contemporains qui seraient à la fois fortement en prise avec l’époque, profondément ancrés dans le réel et dont l’audace formelle ne céderait en rien à la construction de sens. Beaucoup de bons films nous sont parvenus et nous avons été émues ou interrogées par nombre d’entre eux. Petit à petit des mélodies ont commencé à se jouer entre des films ; des motifs, en revenant, ont guidé nos pas dans la programmation. Des films parfois très différents dans leur sujet et leur forme, mis ensemble, sont venus nous chuchoter quelque chose qu’aucun n’aborde frontalement. Nous avons pris au sérieux cette question au cœur du geste cinématographique, le montage, en faisant le pari parfois risqué que les rencontres entre plusieurs films feront émerger des réflexions inédites. Ainsi des motifs circulent au sein des séances mais aussi entre elles, car nous avons pris acte de la façon dont un certain nombre de films abordaient des questions proches, de façon insistante.
Dans la caverne enfermée de En attendant les robots, où un jeune homme travaille à ces micro-tâches invisibles mais qui nécessitent encore la main de l’homme pour nourrir les IA, quelque chose nous semble étrangement résonner avec ces invasions de crabes venus de Chine, qui envahissent la Belgique dans Une si longue marche. Ce quelque chose, jamais nommé dans ces films, jamais explicite, dénote d’un certain état de détraquage de notre réel, produit par une mondialisation folle, et révèle aussi la prise timide mais vitale que nous donne sur le monde le fait de parvenir à le penser.
Une autre question est celle, toujours présente, de la colonisation et des formes prises par les décolonisations – et surtout la façon dont les déflagrations de cette histoire continuent d’habiter, voire de hanter notre présent. Ces films ne se contentent pas d’un état des lieux déjà précieux, ils viennent creuser le déni, faire émerger des intrications impensées et depuis une subjectivité assumée, dans un même geste, mettent au travail les affects et la pensée. (Non-alignés : Scènes des archives Labudović ; Colette et Justin ; Don’t Worry About India).
Dans un mouvement presque parallèle, il y a ces cinéastes qui vont interroger des terres où les traditions sont encore source de vie. Certains de ces films témoignent de la difficulté à faire lien avec des communautés dans lesquelles les traditions sont effectivement encore vives mais abîmées ou en sursis, menacées par de nouvelles formes de colonisation (Adieu Sauvage, The Imaginary Tatars). Cette question de la prédation capitaliste traverse de nombreux films – mais un film comme Mascarades donne à voir aussi comment, discrètement et avec une sorte de facétie sourde, un peuple résiste à ce qu’on veut lui imposer.

Et comme une mélodie souterraine à l’intérieur de ces motifs mêmes, il y a, encore et toujours, des histoires de famille. Des filles qui parlent à leur mère, mais aussi des fils qui tentent de faire parler leurs pères, d’entrer, souvent difficilement, en communication. Comme si les cinéastes venaient là puiser à une source d’affects inépuisables, quelle que soit la teneur de l’époque. Ceux qui interrogent la transmission quand le rapport parent / enfant semble presque s’inverser (Les Yeux ouverts), ceux où l’héritage d’une histoire est lié à l’Histoire (Je reviens dans cinq minutes ; Where Do I Belong?). Certains de ces films parviennent depuis cet ancrage à raconter en filigrane un état du monde avec une force singulière.
Les histoires de famille viennent s’élargir dans les familles choisies que constituent les communautés. Celles qui se défont, celles qui s’inventent ou se retissent. Au-delà de tout idéal ou idéologie, ce qui se raconte ce sont des tentatives de faire ensemble, d’habiter les failles, de créer des mondes dans un monde où l’universel a fait faillite. Et que demeure la joie de vivre (En communauté ; Otro sol ; Mascarades ; Transfariana).

Notre position de cinéastes programmant des films nous a semblé parfois inconfortable, en particulier au moment crucial des choix. Le travail long, intime et parfois difficile que l’on sent dans les gestes des cinéastes nous renvoie en miroir à notre propre travail, à nos propres difficultés à trouver les formes adéquates pour parler du présent et de ce qui nous anime. Sentir tout le travail long et patient autour d’un film rend particulièrement difficile de l’écarter, et pourtant cela fait partie du jeu.

Il y a ces bons films qu’on n’a pas forcément envie de partager, il y a ces films aimés qui ne trouvent pas leur place. Plutôt que de beaux films clos sur eux-mêmes, nous avons parfois privilégié des films où la ou le cinéaste sort de sa zone de confort au risque de s’égarer ; plutôt que des films de constats, nous avons choisi des films qui, par le chemin qu’ils parcourent, nous remettent en mouvement.
Cela nous a menées à programmer des films aux formes très variées : des films formellement classiques, qui viennent entrechoquer passé et présent depuis un point de vue subjectif qui en fait toute la force ; des films sans apprêt, humbles mais puissants ; de courtes fables qui évoquent notre lien au vivant, qui font planer l’horizon de la catastrophe ou qui choisissent de l’habiter ; ou bien des formes ludiques, joueuses, qui, en entremêlant documentaire et fiction, ré-interrogent les façons de faire récit, en faisant dériver les points de vue et les jeux de rôles, de façon parfois presque picaresque ou baroque. Des films qui ne disent pas au spectateur ce qu’il doit penser mais qui, par le montage, mettent puissamment en action le mécanisme de la pensée. Mais nous avons choisi, toujours, des films où la forme s’adapte organiquement à ce qui est filmé, à ce qui veut être raconté, où la forme n’est pas un choix arbitraire, une posture, mais une nécessité qui fait corps avec le récit.

Safia Benhaïm et Dounia Wolteche-Bovet

Débats animés par Safia Benhaïm et Dounia Wolteche-Bovet.
En présence des réalisateur·rices et/ou des producteur·rices.