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Les États généraux du film documentaire 2023 Histoire de doc : Colombie

Histoire de doc : Colombie


En 1905, le caméraman français Félix Mesguish est chargé par le président de la République Rafael Reyes Prieto de filmer quelques cérémonies publiques : cela marque la naissance officielle du cinéma en Colombie. En 1912, les premières salles ouvrent, et à partir de 1915, la production commence à se développer grâce à deux cinéastes d’origine italienne, les frères Vincenzo et Francesco Di Domenico, importateurs de films et fondateurs de la première société de production, la SICLA (Sociedad Industrial Cinematográfica Latinoamericana). Au fil des années vingt, la quantité et la qualité des films réalisés augmentent. Arturo Acevedo Vallarino enregistre les grands événements historiques du pays avec ses films d’actualité de 1924 à 1948. L’avènement du son met le cinéma colombien en crise : tout au long des années trente, seuls des documentaires sont tournés. Cependant, les grands progrès économiques et civils de cette décennie (industrialisation, réformes politiques et sociales) ont permis, à partir de 1941, la reprise de la production de longs métrages (trois par an en moyenne), souvent de comédies musicales d’inspiration mexicaine. Cette évolution est interrompue par l’assassinat du leader libéral Jorge Eliécer Gaitán (1948) : c’est le début d’une guerre civile de dix ans entre libéraux et conservateurs qui a fait plus de 300 000 morts. Cette guerre entraîne l’effondrement de la production cinématographique : seuls quatre longs métrages sont tournés entre 1948 et 1960. Le retour à une relative paix civile permet au cinéma de reprendre une production régulière (trois films par an de 1961 à 1979). Ce renouveau est également favorisé par l’engagement politique de nombreux cinéastes, qui voient dans le cinéma un instrument de diffusion des idées de liberté et de démocratie. Parmi eux, José María Arzuaga, auteur de trois œuvres marquantes. Ses deux fictions, Raíces de piedra (1961, censurée) et Pasado el meridiano (1965), sont inspirées par le cinéma italien de l’après-guerre, et ont une forte saveur documentaire. Sa symphonie urbaine, Rapsodia en Bogotá (1963) est une expérimentation plus poétique que réaliste. Dans le cinéma militant, le travail de Carlos Álvarez (Asalto, 1968; ¿Qué es la democracia?, 1971) est fondamental : c’est une œuvre influencée par l’esthétique d’urgence des noticieros que le cubain Santiago Álvarez a réalisés au sein de l’ICAIC, et par le néo-réalisme de l’argentin Fernando Birri, qui est devenue un modèle de production pour des formes artisanales et autogérées en Colombie.
Mais c’est surtout dans les années soixante-dix que le cinéma s’imprègne d’un radicalisme politique qui influence fortement son langage, donnant à de nombreux films une empreinte particulière qui les situe entre la recherche ethnographique et le cinéma militant. On peut citer Ciro Durán (Gamín, 1977, sur les enfants des rues) et Francisco Norden, lequel a commencé son travail remarquable dès 1964 (Se llamaría Colombia, 1970 ; Camilo, el cura guerrillero, 1974 ; la fiction Cóndores no entierran todos los días, 1984). Parmi les protagonistes du documentaire colombien des années soixante-dix, on rencontre Marta Rodríguez et son mari Jorge Silva. Marta arrive au documentaire par la sociologie radicale (Camilo Torres) et l’anthropologie visuelle (Jean Rouch). Jorge, directeur de la photographie du couple, y arrive par le journalisme, la photographie et le mouvement des ciné-clubs. Leur méthodologie nécessite de longues périodes de travail sur le terrain, à l’aide de photographies et d’enregistrements. Puis vient l’élaboration d’un scénario, enfin suivi du tournage et du montage, tout en laissant aux sujets du film (toujours les victimes les plus marginalisées du « progrès » social dans le tiers-monde) le temps de participer au processus à chaque étape (Chircales, 1966-1971; Nuestra voz de tierra memoria y futuro, 1974-1981). Le résultat est de faire entrer le discours documentaire dans la subjectivité des sujets sans perdre la perspective socio-politique : une fusion exceptionnelle de politique, poésie et anthropologie visuelle.
La décennie soixante-dix a vu les premières interventions de l’État dans le secteur. Une loi de 1971 oblige les exploitants à accompagner les projections de films étrangers d’un court métrage colombien, ce qui entraîne une forte augmentation de l’activité documentaire (les courts métrages dits du sobreprecio). Puis en 1978 est créée la Focine (Compañía de Fomento Cinematográfico), un organisme public chargé de contrôler le niveau des recettes (auparavant falsifiées par les exploitants), d’encourager la production et la distribution de films, de soutenir et d’organiser des festivals et des rétrospectives. Cela se traduit par une augmentation considérable de la production de longs métrages à sujet (huit par an dans la période 1980-1988).
C’est pendant cette période foisonnante que vont apparaître des cinéastes formellement radicaux. Luis Ernesto Arocha, architecte et artiste plasticien (Al mal tiempo buena cara, o la Ópera del Mondongo, 1974), a été l’un des plus grands représentants du cinéma expérimental colombien. Il a fait partie à la fin des années cinquante du groupe de Barranquilla réunissant écrivains, philosophes et artistes qui ont fait de cette ville côtière l’un des plus importants centres intellectuels des Caraïbes depuis 1940 (groupe qui est à l’origine du film mythique La langosta azul, 1954). Il a par ailleurs réalisé un ensemble d’œuvres caractérisé par un contenu homo-érotique, une critique sociale, de l’ironie, de l’attrait pour le monstrueux, et de l’expérimentation conceptuelle et technique. Lisandro Duque Naranjo (Favor correrse atrás, 1974 ; Lluvia colombiana, 1976, co-réalisé avec Herminio Barrera ; la fiction El escarabajo, 1982) donne un souffle nouveau au documentaire avec son humour féroce et l’auto-réflexivité postmoderne de ses films. Pour ce faire, il met en lumière la fabrication cinématographique et ironise sur la manipulation propre à ce médium.
En 1971 à Cali, une nouvelle génération d’artistes, de photographes et de musiciens s’est réunie pour révolutionner l’art en Colombie : c’est le Grupo de Cali. Leurs lieux de rencontre étaient le ciné-club de la ville, la revue cinématographique Ojo al cine et la communauté artistique Ciudad Solar, bâtiment où presque tous les membres de ce collectif partageaient leur vie. Parmi les protagonistes de ce groupe, qui était avant tout un groupe d’amis et qui n’a été nommé Grupo de Cali que plus tard par les journalistes, il faut citer le critique et écrivain Andrés Caicedo, l’éditeur et photographe Hernando Guerrero, les cinéastes Carlos Mayolo et Luis Ospina (Oiga vea!, 1971; Cali: de película, 1973 ; Agarrando pueblo, 1977). Le Grupo voulait montrer la réalité brute de la Colombie des années soixante-dix, en opposition à la fiction papier glacé des films hollywoodiens et des télénovelas, mais surtout au réalisme misérabiliste et néo-colonial du cinéma dit « engagé » européen et américain. Pour Mayolo et Ospina, cinéphiles nourris de culture populaire, un cinéma qui utilise la pauvreté des classes les plus démunies pour valider son agenda politique et confirmer son idéologie n’est qu’un « porno de la misère », le spectacle ultime.
La fin des années soixante-dix a aussi vu naître un autre collectif marquant, Cine-Mujer, le premier collectif féministe colombien et parmi les pionniers d’Amérique Latine. Fondé par Eulalia Carrizosa, Clara Riascos, Dora Ramírez et Sara Bright, Cine-Mujer a toujours essayé de montrer la vie quotidienne de femmes invisibles de Colombie : femmes au foyer, ouvrières à la maison, mères de famille, indigènes pauvres et subalternes sont les protagonistes d’un corpus filmique très varié (portrait, essai, enquête, pamphlet), artisanal dans la fabrication et libre dans la forme.
La seconde moitié des années quatre-vingt est marquée non seulement par de vives tensions politiques (avec le renforcement des mouvements de guérilla, actifs depuis les années soixante), mais aussi par l’émergence du cartel de la drogue, dont la violence atteint son paroxysme en 1989, lorsque le candidat présidentiel libéral Luis Carlos Galán est assassiné pour avoir déclaré la guerre aux barons de la drogue. Dans ce climat de terreur, l’industrie a subi un effondrement qui a également touché le cinéma. En 1989, la Focine a dû cesser toutes ses activités, avant d’être dissoute en 1992. Entre 1989 et 1995, seuls deux films par an ont été tournés, dans des conditions très difficiles. Le film le plus remarquable est Rodrigo D. - No futuro (1989) de Víctor Gaviria, un docufiction sur un groupe de garçons victimes du cartel, contraints de vendre de la drogue pour se nourrir, et nourrir leur famille. Six des neuf garçons qui ont joué dans le film, tous repérés dans la rue, ont été tués par la suite. La situation a commencé à s’améliorer à partir de 1996, lorsque le gouvernement a essayé d’encourager la production cinématographique qui est passée à quatre films par an. Les cinéastes ont répondu à cette impulsion en reprenant la réalisation d’œuvres qui, dans certains cas, ont même réussi à se faire connaître à l’étranger (les films de Sergio Cabrera). La renaissance du cinéma colombien n’arrivera que dans les années 2010, aujourd’hui la Colombie est parmi les pays les plus actifs de l’Amérique Latine.

Federico Rossin

En partenariat avec la Cinémathèque de Bogotá, la Fundación Patrimonio Fílmico Colombiano, Proimagenes et l'ambassade de France en Colombie.

Remerciements particuliers à Ricardo Cantor Bossa et Arnaud Miquel.